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Correctif

Tome 4  Chapitre 41

Pour rappel, la correction se fera ainsi 

En noir : le texte tel qu'il est dans la version française et validé par la traductrice

En Bleu : le texte tiré de la version originale, absent dans la version française d'origine et enfin traduit.

En blanc et rayé, le texte ajouté dans la version française d'origine ne figurant pas dans la version originale.

41  

Le bout du chemin 

 

Outlander, tome 4, Les Tambours de l'Automne, chapitre 41, ©Diana Gabaldon 

Description : La fameuse rencontre entre Jamie et Brianna.   

Notes : J'ai ajouté la traduction de petites choses qui manquaient ici et là, ainsi que celle de quelques phrases qui, à mon sens, ne rendaient pas justice à l'original. (Lucie) 

 Traduit par Lucie Bidouille 

Corrigé par Sophie Merle 

 

Brianna avait envie de hurler, mais elle se contenta de tapoter l'épaule de Lizzie.

— Ne t'inquiète pas, lui dit-elle doucement. M. Viorst a dit qu'il nous attendrait. On partira dès que tu te sentiras mieux. Pour le moment, repose-toi.

Lizzie hocha la tête. Elle claquait des dents, en dépit des trois couvertures qui la réchauffaient et de la brique chaude à ses pieds.

— Je vais aller te préparer du thé. Dors.

Elle sortit sans bruit dans le couloir. Lizzie n'y était pour rien, bien sûr, mais elle aurait difficilement pu trouver un plus mauvais moment pour avoir un nouvel accès de fièvre. Après sa scène avec Roger, Brianna avait eu un sommeil agité et s'était réveillée tard, trouvant ses vêtements lavés suspendus à sécher, ses souliers cirés, ses bas pliés, la chambre balayée et rangée... et Lizzie effondrée en une masse grelottante devant la cheminée éteinte.

Pour la centième fois, elle refit le décompte. Il lui restait huit jours avant la date fatidique. Si la crise de Lizzie suivait son cours habituel, elles pourraient reprendre la route dans deux jours. Cela leur en laissait six. Selon le fils Smoots et Hans Viorst, il en fallait de cinq à six pour remonter le fleuve à cette époque de l'année.

Elle ne pouvait pas manquer Jamie Fraser ! Il fallait qu'elle soit à Cross Creek le lundi, quoi qu'il arrive. Combien de temps le procès pourrait-il durer ? Partirait-il dès qu'il serait fini ? Elle aurait tout donné pour embarquer dès maintenant.

La douleur brûlante de bouger, de se déplacer, était si intense qu'elle avait effacé tous les autres maux et brûlures de son corps - même la sensation de brûlure provoquée par la trahison de Roger - mais il n'y avait rien à faire. Elle ne pourrait aller nulle part avant que Lizzie n'aille mieux. 

La salle de l'auberge était pleine. Deux nouveaux vaisseaux étaient entrés au port pendant la journée et les tables étaient prises d'assaut par les marins qui jouaient aux cartes et buvaient. Brianna s'avança à travers un nuage de fumée bleue, faisant la sourde oreille aux sifflets et aux remarques grivoises. Roger ne se rendait pas compte de ce qu'il exigeait en réclamant qu'elle porte une robe. Ses culottes masculines, à présent trop mouillées pour être portées, étaient précisément ce qui tenait les hommes à distance.

Un marin avança nonchalamment la main vers ses fesses. Elle lui lança un regard assassin qui le cloua sur place et se faufila jusqu'à la porte qui donnait sur les cuisines. Sur le chemin du retour, chargée d'une cruche de tisane enveloppée dans un torchon, elle rasa les murs pour éviter le malotru. S'il osait la toucher, elle lui déverserait le liquide bouillant sur les genoux. Et bien qu'il n'aurait eu que ce qu'il méritait, et que cela aurait soulagé ses sentiments volcaniques, cela gaspillerait le thé, dont Lizzie avait cruellement besoin. Il l'aurait bien cherché mais ce serait dommage pour l'infusion de Lizzie. 

 

Elle contourna la table des joueurs de cartes, jonchée de pièces de monnaie et d'un assortiment d'objets de valeur : des boutons en or, en argent ou en étain, une tabatière, un canif de métal argenté et des petits morceaux de papier, sans doute des reconnaissances de dette. Par-dessus l'épaule d'un des joueurs, elle aperçut un reflet doré.

Elle marqua un temps d'arrêt et plissa les yeux pour mieux voir. C'était une simple alliance d'or, mais plus large que la moyenne. Mais ce n'était pas seulement l'or qui avait attiré son attention. Le bijou ne se trouvait qu'à une trentaine de centimètres et le bougeoir illuminait son pourtour. Brianna ne pouvait lire l'inscription qui y était gravée mais elle connaissait si bien le motif que les mots s'inscrivirent aussitôt dans son esprit.

Elle posa la main sur l'épaule de celui à qui appartenait l'anneau, le faisant sursauter. Il se tourna vers elle avec une moue agacée, puis sourit en la voyant.

— Alors, mon cœur, tu viens me servir de bonne étoile ? C'était un grand gaillard, avec un beau visage viril, une bouche large et un nez cassé. Ses yeux verts se promenèrent sur le corps de Brianna d'un air appréciateur. Elle s'efforça de sourire.

— J'espère bien, répondit-elle. Tu veux que je frotte ta bague pour qu'elle te porte chance ?

Sans attendre sa réponse, elle saisit l'alliance et la frotta contre sa manche. Puis elle la tint à la lumière en feignant de l'admirer. À présent, elle pouvait déchiffrer l'inscription. « De F. à C., pour la vie. »

Sa main trembla en la lui rendant. 

— Elle est très jolie. Où l'as-tu trouvée ?

Il parut surpris, puis méfiant, et elle s'empressa d'ajouter :

— Elle est trop petite pour un homme. Ta femme ne t'en voudra pas si tu la perds au jeu ? « Comment ? » pensa-t-elle frénétiquement.  « Comment l'a- t-il eue ? Et qu'est-il arrivé à ma mère ? » 

II lui adressa un sourire charmeur.

— Si j'en avais une, mon cœur, je la quitterais pour toi. Il l'examina un peu plus attentivement, ses longs cils baissés cachant son regard, et lui posa la main sur la taille dans un geste d'invitation.

— Pour le moment je suis occupé, ma poule, mais plus tard, si tu veux...

Sous le chiffon, la cruche commençait à brûler les doigts de Brianna, mais pourtant ils étaient froids. Son cœur était figé par la terreur. En revanche, le reste de son corps était glacé.

— D'accord, répondit-elle. Demain, pendant la journée. Il renversa la tête en arrière et partit d'un grand éclat de rire.

— Ma foi, mes compagnons m'ont souvent dit qu'ils n'aimeraient pas me croiser la nuit dans une rue sombre, mais généralement les femmes semblent me préférer dans le noir !

Il lui caressa doucement l'avant-bras.

— Demain, donc, si ça te chante, conclut-il. Viens me retrouver sur mon bateau, le Glorianna. Il est amarré près de l'entrepôt naval.

— Seigneur ! On croirait que vous n'avez rien mangé depuis des semaines !

Mlle Viorst baissa des yeux satisfaits vers le bol vide de Brianna. Elles avaient à peu près le même âge, mais le comportement maternel de la solide Hollandaise le faisait paraître plus mûre. — Juste depuis avant-hier, répondit Brianna.

Elle accepta avec joie une seconde portion de boulettes de pâte et de bouillon de légumes, ainsi qu'une autre tranche de pain salé, généreusement tartinée de beurre frais. La nourriture comblait un peu le gouffre béant dans son estomac.

La fièvre de Lizzie était réapparue après deux jours de bateau. Cette fois, l'accès avait été plus violent et plus long, et Brianna avait craint pour la vie de la jeune fille.

Elle était restée assise au milieu du canoë pendant un jour et une nuit, versant de l'eau sur le front de Lizzie pendant que Viorst et son coéquipier pagayaient en redoublant d'ardeur.

— Si je meurs, vous préviendrez mon père ? avait murmuré l'adolescente.

— Oui, mais ne t’inquiète pas, tu ne vas pas mourir, alors ne t’en fais pas toi-même, avait répondu Brianna d’une voix ferme.

Le succès fut au rendez-vous ; le dos frêle de Lizzie trembla de rire à la tentative de Brianna de parler en gaélique. Une petite main osseuse se glissa dans la sienne, jusqu'à ce que le sommeil ne relâcha sa prise ; les doigts sans chair glissèrent alors librement. 

Alarmé par l’état de Lizzie, Viorst les avait emmenées dans la maison qu’il partageait avec sa sœur, légèrement en aval de Cross Creek, transportant l’adolescente enveloppée dans une couverture sur le petit sentier de terre qui menait de la rivière à son cottage. Opiniâtre, la jeune fille avait tenu tête à la maladie, mais Brianna doutait que la pauvre enfant survive encore à beaucoup d’autres crises. Elle coupa un ravioli en deux, mangea lentement, en savourant le jus de poulet et d'oignon. Brianna elle-même était rompue, brisée, affamée et éreintée, mais elles avaient réussi. Elles venaient d’arriver à Cross Creek et on était dimanche. Le procès s’ouvrait le lendemain. En ce moment même, Jamie fraser se trouvait dans les parages… et, si Dieu le voulait, Claire aussi. Brianna toucha la poche secrète, cousue dans une jambe de ses culottes, et palpa la petite masse sous ses doigts. Son talisman était toujours là. Sa mère était encore en vie et rien d’autre n’importait.

Après le repas, la jeune femme monta voir Lizzie dans l’une des chambres. Hanneke Viorst se tenait assise à son chevet, reprisant des bas. Elle sourit à Brianna ;

— Elle va bien, la rassura-t-elle.

La fièvre était retombée. Brianna posa la main sur le front de Lizzie. Il semblait frais et moite. Le bol sur la table de nuit était à moitié vide. L’adolescente avait donc eu la force de se nourrir un peu.

— Vous devriez vous reposer, vous aussi, conseilla Hanneke.

Elle lui indiqua le lit gigogne qu’elle lui avait préparé. Brianna lança un regard envieux vers le gros édredon et les oreillers moelleux, puis secoua la tête.

— Pas encore, indiqua-t-elle. D’abord, je voulais vous demander la permission d’emprunter votre mule.

Elle ignorait où logeait Jamie Fraser. Viorst lui avait dit que River Run se situait assez loin en dehors de la ville. Il pouvait s’y trouver, à moins qu’il n’ait pris une chambre à Cross Creek pour habiter plus près du tribunal. Elle ne pouvait laisser Lizzie seule trop longtemps, pour aller jusqu’à la plantation de Jocasta Cameron, mais elle tenait à se rendre en ville pour repérer les lieux. Elle ne voulait pas prendre le risque de le manquer. 

La mule était grosse et vieille, mais elle se laissa néanmoins guider le long de la berge. Brianna se demandait si elle n’aurait pas voyagé plus vite à pied, mais après tout, elle n’était plus pressée.

Malgré sa fatigue, elle commençait à se sentir mieux alors qu'elle chevauchait, son corps meurtri et raide se relaxant au rythme tranquille de la lente cadence du mulet. C'était une journée chaude et humide, mais le ciel était clair et bleu, et de grands ormes et noyers surplombaient la route, des feuilles fraîches filtrant le soleil. Déchirée entre la maladie de Lizzie et ses propres souvenirs douloureux, elle n'avait rien remarqué de la seconde moitié de leur voyage, ne prêtant pas attention aux changements dans la campagne environnante. Maintenant, c'était comme être transportée par magie pendant le sommeil, se réveiller dans un endroit différent. Elle avait mis tout le reste de côté, décidée à oublier les derniers jours et tout ce qu'ils contenaient. 

Elle allait trouver Jamie Fraser. Les routes sablonneuses, les forêts de pins arbustes et les marais marécageux de la côte avaient disparu, remplacés par des fourrés de verdure fraîche, par de grands arbres à tronc épais, et par une tendre couleur orange sale qui s'assombrissait en moisissure noire là où les feuilles mortes s'étendaient sur le bord de la route. Les cris des goélands et des sternes disparurent, remplacés par le bavardage sourd d'un geai et le doux chant liquide d'un engoulevent1, loin dans la forêt. Comment cela va-t-il se passer ? se demanda-t-elle. Elle s'était demandé la même chose une centaine de fois, et imaginait cent fois des scènes différentes : ce qu'elle dirait, ce qu'il dirait – serait-il heureux de la voir ? Elle l'espérait, et pourtant ce serait un étranger. Il ne ressemblerait probablement pas du tout à l'homme qu'elle imaginait. Avec un peu de difficulté, elle combattit le souvenir de la voix de Laoghaire: Un menteur et un tricheur... Sa mère ne l'avait pas cru. 

« A chaque jour suffit sa peine », se murmura-t-elle pour elle-même.Elle était parvenue à la ville de Cross Creek ; les premières maisons de la ville commencèrent à apparaître au bout du chemin. La piste en terre s’élargit en une rue pavée, bordée de boutiques et de demeures plus cossues. Il y avait quelques personnes dans la rue mais la plupart des habitants restaient chez eux, à l’abri du soleil de l’après-midi. La rue décrivait une courbe, suivant le lit du fleuve. Un moulin se dressait un peu à l’écart sur la rive et, plus loin, une taverne. Brianna décida d’y entrer pour se renseigner. En outre, compte tenu de la chaleur, un verre ne serait pas refus.

Elle glissa la main dans sa poche pour vérifier qu’elle avait pris son argent et ses doigts rencontrèrent la coquille d’une noix. Elle retira aussitôt sa main, comme si elle avait été brûlée. Elle se sentit de nouveau vide, malgré la nourriture qu'elle avait avalée. Les lèvres serrées, elle attacha la mule et s'enfonça dans le sombre refuge qu'offrait la taverne. 

La salle était vide ; le tavernier somnolait, perché sur un haut tabouret. Il se redressa en l’entendant entrer, puis, après l’habituelle réaction de surprise devant sa tenue, lui servit une bière et lui indiqua le chemin du tribunal.

— Merci. 

Elle essuya la sueur de son front avec la manche de manteau – même à l'intérieur la chaleur était étouffante. 

— Vous êtes venue pour le procès, sans doute ? demanda-t-il en la dévisageant d’un air intrigué.

— Oui, enfin… non, pas vraiment ; Qui juge-t-on ? demanda-t-elle réalisant tardivement qu'elle n'en avait aucune idée. 

— Fergus Fraser, dit le tavernier, comme si le monde entier le connaissait. Il est accusé d’avoir agressé un officier de la Couronne. Mais il sera acquitté, poursuivit-il de façon détachée. Jamie Fraser est descendu de sa montagne pour le défendre.

Brianna manqua de s’étrangler avec sa bière.

— Vous connaissez Jamie Fraser ? demanda-t-elle à bout de souffle, en frottant la mousse renversée sur sa manche. 

Le tavernier haussa les sourcils. 

— Bien sûr. Restez ici un moment et vous le connaîtrez, vous aussi.

D’un geste du menton, il indiqua un pichet rempli de bière sur la table voisine. Elle ne l'avait pas remarqué quand elle était entrée. 

— Il est sorti par la porte de derrière, juste au moment où vous entriez. Il… eh !

Il plongea en arrière avec un cri de surprise tandis qu'elle lâchait sa chope sur le sol et sortait par la porte de derrière telle une chauve-souris sortie tout droit des enfers. 

Après la pénombre dans la salle de la taverne, la lumière au-dehors était aveuglante. Brianna cligna des yeux, balaya du regard la cour devant elle, bordée de grands érables. Au pied de l’un deux, un mouvement attira son attention. Il se tenait dans l’ombre, tourné de trois quarts, le visage penché d’un air concentré. Il était grand, avec de longues jambes, mince et gracieux, et des épaules larges. Il portait un kilt aux couleurs fanées, avec des carreaux verts et marron, remonté jusqu'à la taille tandis qu'il urinait contre l'arbre.

Il se secoua, laissa retomber son kilt et se tourna vers la taverne. Lorsqu'il la vit, plantée au milieu de la cour en train de l'observer, il serra les poings machinalement. Puis son air méfiant se mua en stupeur lorsqu'il comprit qu'il avait affaire à une jeune femme.

Dès le premier regard, elle n'avait pas eu le moindre doute. Elle fut à la fois surprise et pas surprise du tout. Elle ne fut même pas surprise. Il n'était pas tout à fait tel qu'elle l'avait imaginé. Il était moins grand, à l'échelle humaine, mais il avait les mêmes traits qu'elle : le long nez droit, la mâchoire résolue et les yeux de chat, légèrement bridés au-dessus de pommettes saillantes. Il se dirigea vers elle, hors de l'ombre procurée par les érables, et le soleil frappa ses cheveux d'un jet d'étincelles de cuivre. A moitié consciemment, elle leva la main et repoussa une mèche de cheveux de son visage, voyant du coin de l’œil un reflet fort similaire rouge et or. 

— Vous désirez quelque chose ? demanda-t-il.

Il avait parlé sur un ton ferme mais courtois. Elle ne s'était pas attendue à une voix aussi grave, avec un léger ronronnement de Highlander à peine distinct. — Vous, répondit-elle simplement.

Son cœur semblait s'être coincé dans sa gorge, si bien que les mots semblaient avoir du mal à en sortir. 

Il se tenait si près d'elle qu'elle pouvait sentir l'odeur de sa transpiration mêlée à celle de la sciure de bois. Quelques copeaux restaient pris dans la manche de sa chemise de lin blanc. Il parut amusé par sa réponse, et l'inspecta des pieds à la tête, arquant un sourcil roux. — Désolé, petite, dit-il avec un demi sourire. Je suis un homme marié.

Il fit mine de passer son chemin. Elle émit un petit son étouffé et avança la main pour l'arrêter, n'osant pas le toucher.

Il s'arrêta et la regarda de plus près. 

— Sérieusement, reprit-il. Ma femme m'attend à la maison et celle-ci n'est pas loin, dit-il en souhaitant visiblement rester courtois. Mais... Il regarda à nouveau ses vêtements dépenaillés, sa veste trouée et son bas qui s'effilochait.

— Ah... fit-il sur un autre ton. Tu as faim, c'est ça ? Attends. J'ai de l'argent si tu as besoin de manger. 

Il dénoua les lacets d'une bourse attachée à sa ceinture. Brianna pouvait à peine respirer. Ses yeux étaient bleu foncé, doux et emplis de gentillesse. Elle fixait le col ouvert de sa chemise, d'où jaillissaient des touffes de poils roux décolorés par le soleil.

— Vous... vous êtes bien Jamie Fraser ? Il redressa brusquement la tête.

— Oui.

La méfiance se lisait de nouveau sur son visage, ses yeux plissés face au soleil. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vers la taverne, mais rien ne bougea du côté de la porte ouverte. Il fit un pas de plus vers elle. 

— Qui le demande ? dit-il doucement. Tu as un message pour moi ?

Elle sentit un désir absurde de rire lui monter à la gorge. Avait-elle un message ? 

— Je m'appelle Brianna.

Il fronça les sourcils, incertain, et une lueur étrange traversa son regard. Il savait ! Il avait entendu son nom et cela avait une signification pour lui. Elle déglutit, sentant le sang lui monter aux joues comme si elles avaient été chauffées par une flamme de bougie. 

— Je suis votre fille, dit-elle en sentant sa voix s'étouffer. Brianna.

Il pâlit mais ne bougea pas et ne changea pas d'expression ; il la dévisageait fixement. Il l'avait entendue, cependant, un douloureux et profond rouge colora sa gorge et son visage, aussi soudain qu'un feu de broussaille, faisant la paire avec la couleur du visage de Brianna. Elle ressentit un profond éclat de joie à cette vue, cette montée de sang à la tête faisant écho à une flambée de sang, la reconnaissance de leur peau claire comme trait de parenté. Rougir si intensément l'a-t-il troublé? se demanda-t-elle soudainement. S'était-il entraîné à garder un visage impassible, comme elle avait appris à le faire, afin de masquer cette montée révélatrice ? Elle sentait son propre visage rigide, mais lui donna un sourire hésitant. 

Il cligna des yeux qui s'éloignèrent enfin de son visage, prenant lentement conscience de son apparence, et - avec ce qu'il lui semblait être une conscience nouvelle et horrifiée - de sa taille. 

« Mon Dieu », dit-il d'une voix rauque. « Tu es immense ». 

Sa rougeur s'était dissipée, mais elle était revenue comme par vengeance. « Et c'est la faute à qui, d'après toi ? » demanda-t-elle sèchement. 

Elle se redressa, les épaules droites et carrées, le regard furieux. Si près que de toute sa hauteur elle pouvait le regarder droit dans les yeux, ce qu'elle fit. 

Il se redressa, et son visage changea alors, son masque se brisant par la surprise. Sans celui-ci, il avait l'air plus jeune; sous ce masque il y avait le choc, la surprise et une expression naissante d'une demi-douleur d'impatience. 

« Och, non, lassie ! » s'exclama-t-il. 

« Je ne l'ai pas du tout dit dans ce sens-là ! » 

« C'est juste- » Il s'interrompit, la regardant avec fascination. Elle esquissa un sourire timide. Il leva la main et suivit les contours de ses pommettes, de sa mâchoire et de son menton, comme s'il avait peur de la toucher.

— C'est vrai ? murmura-t-il. C'est vraiment toi, Brianna ?

Il prononça son prénom «Brrriiiianah», un son doux et chaud qui la fit frissonner d'aise.

— Oui, c'est moi, dit-elle d'une voix rauque. Elle fit une nouvelle tentative de sourire. Ça ne se voit donc pas ?

La bouche de Jamie était large et ses lèvres pleines, mais pas comme les siennes; plus larges encore, plus audacieuses, qui semblaient toujours cacher un sourire dans les coins. Elles tremblaient à cet instant, ne sachant pas trop quoi faire.

— Si, répondit-il doucement. Si je peux.

Il la toucha alors, ses doigts dessinant légèrement son visage, balayant les cheveux roux de ses tempes et de ses oreilles, traçant la ligne délicate de sa mâchoire. Elle frissonna de nouveau, bien que son contact ait été chaleureux ; elle pouvait sentir la chaleur de sa paume contre sa joue. 

— Je... je ne pensais pas que tu serais si grande, dit-il en laissant tomber sa main à contrecœur. J'ai bien vu des images, mais je t'ai toujours imaginée comme une petite fille. Je ne m'attendais pas à...

Sa voix s'éteignit alors qu'il la regardait fixement, les yeux similaires à ceux de Brianna, d'un bleu épais et profond, fasciné. 

— Des images ? dit-elle se sentant essoufflée de bonheur. Tu veux dire, des photos ? Maman t'a retrouvé, n'est-ce pas ? Quand tu parlais de ta femme tout à l'heure, tu voulais dire...

— Claire, l'interrompit-il. 

Ses lèvres avaient pris leur décision; elles se scindaient en un sourire qui illuminait ses yeux comme le soleil illumine les feuilles dansantes des arbres. 

— Tu ne l'as pas encore vue ? Mon Dieu ! Elle va être folle de joie !

Cette fois, la glace était brisée. Il la prit dans ses bras et la serra si fort qu'elle crut étouffer. L'évocation de sa mère fut trop forte. Son visage se plissa et les larmes qu'elle retenait depuis des jours déferlèrent sur ses joues. Elle était si soulagée, riant et pleurant tout à la fois...

— Eh ! Ne pleure pas, a leannan ! s'exclama-t-il, inquiet. Tout va bien, m'annsachd. Il sortit un grand mouchoir froissé de sa manche et le lui tendit. 

— Ici Lassie, ne pleure pas ! s'exclama-t-il alarmé. 

Il lâcha son bras et arracha un grand mouchoir froissé de sa manche avec lequel il lui tapota timidement les joues, l'air inquiet. 

— Ne pleure pas, a leannan, ne sois pas troublée, murmura-t-il. 

— Tout va bien, m'annsachd ; tout va bien. 

— Ce n'est rien, le rassura-t-elle (en s'essuyant les yeux).

— Je suis tellement heureuse ! Que veut dire a leannan ? Et cet autre mot que tu as dit ensuite ?

— Tu ne parles pas le gaélique ? demanda-t-il.

— Mais je suis bête ! Pourquoi le connaîtrais-tu ? murmura-t-il comme pour lui-même.

— J'apprendrai, dit-elle sur un ton résolu en s'essuyant le nez une dernière fois.

— À leannan.

Un léger sourire réapparut de nouveau sur son visage alors qu'il la regardait.

— Cela veut dire « ma chérie », et m'annsachd, « ma bénédiction ».

Les mots restèrent en suspens entre eux, étincelants comme les feuilles au soleil. Ils se dandinèrent un moment d'un air gauche, intimidés par ces termes affectueux, ne sachant plus quoi dire d'autre.

— Pè... commença Brianna.

Elle s'interrompit, prise d'un doute. Comment devait-elle l'appeler ? Pas Papa. Frank Randall avait été « papa » toute sa vie. Appeler un autre homme par ce nom, fût-il Jamie Fraser, eût représenté une trahison. Jamie ? Non, elle ne pourrait pas. Bien que secoué par son apparition, il émanait de lui une dignité qui rendait une telle familiarité impossible. « Père » semblait distant et sévère, et Jamie Fraser n'était ni l'un ni l'autre, pour elle du moins. Il la vit hésiter et comprit son trouble. Il s'éclaircit la gorge.

— Tu n'as qu'à m'appeler... Pa’, dit-il.

Sa voix était rauque ; il se tue et se racla la gorge.

— Enfin, si tu le souhaites, ajouta-t-il hésitant.

— Pa’, répéta-t-elle en sentant son sourire s'épanouir plus facilement cette fois-ci, sans larmes.

— Pa’. C'est du gaélique ?

Il lui sourit en retour, les coins de sa bouche tremblant légèrement.

— Non, c'est simplement... plus court.

Soudain, tout redevint simple. Il ouvrit les bras et elle se blottit contre lui, s'apercevant qu'elle s'était trompée. Il était aussi grand qu'elle l'avait imaginé et ses bras, plus puissants qu'elle n'aurait osé le rêver.

Après cela, tout s'était passé comme dans un rêve. Terrassée par les émotions et la fatigue, Brianna s'était laissé guider comme une poupée, n'enregistrant ce qui se passait autour d'elle que comme une série d'images : Lizzie, menue et pâle dans les bras d'un grand majordome noir à l'accent écossais invraisemblable ; une carriole remplie de verre et de bois odorants ; les croupes brossées et luisantes de chevaux de race ; la voix de son père, profonde et chaude, lui décrivant la maison qu'il projetait de construire, haut perchée sur une montagne, et lui expliquant que les vitres étaient une surprise pour sa mère.

— Mais pas tant que toi ! ajouta-t-il en riant. 

... La longue piste poudreuse qu'ils avaient parcourue, elle endormie sur l'épaule de son père, lui la tenant par la taille, ses cheveux longs lui caressant le visage chaque fois qu'il tournait la tête.

... Le luxe paisible de la villa, avec de grandes pièces aérées et fraîches, son odeur de fleurs et de cire d'abeille ; une grande femme qui lui ressemblait, avec des cheveux blancs et des yeux bleus qui semblaient toujours regarder par-dessus son épaule. Ses longs doigts avaient touché son visage et caressé ses cheveux avec une curiosité détachée.

... Une jolie jeune femme penchée au-dessus de Lizzie, lui faisant boire une infusion d'écorce de saule, ses belles mains noires contrastant avec la peau blanche de l'adolescente. Des mains, tant de mains ! Tout semblait se faire par magie, accompagné de doux murmures tandis qu'elle passait de main en main. On l'avait déshabillée, baignée, frictionnée, parfumée.On l'avait déshabillée et baignée sans qu'elle n'ait pu protester, et on avait fait couler de l'eau parfumée sur elle. Des doigts fermes et doux lui avaient massé le cuir chevelu tandis que du savon à la lavande était étalé sur ses cheveux. On l'avait enveloppée dans de grandes serviettes de lin blanches tandis qu'une jeune fille noire lui séchait les pieds et les massait avec de la poudre de riz.

... Le regard ravi de son père quand elle était réapparue, vêtue d'une robe de coton et pieds nus sur le parquet ciré. Et la nourriture ! Des cakes, des brioches, des gelées de fruit, des scones, et un thé chaud qui semblait remplacer le sang dans ses veines.

... Une jolie blonde à l'air soucieux, dont le visage lui rappelait étrangement quelque chose. Son père l'appelait Marsali.

... Lizzie, lavée et emmitouflée dans une couverture, ses mains frêles autour d'un bol fumant, ressemblant à une fleur desséchée qu'on aurait enfin arrosée.

... Et des bruits de conversations, des allées et venues, avec, ici et là, une phrase intelligible qui pénétrait enfin le brouillard qui l'entourait.

— Farquard Campbell a plus de jugeote...

— Fergus, Pa’. Tu l'as vu ? Il va bien ?

Pa’? pensa Brianna, mi-perplexe mi-indignée qu'une autre qu'elle utilise ce nom, parce que... parce que... Puis la voix de sa tante, semblant venir de très loin, disant :

— Cette pauvre enfant dort debout ! Je l'entends ronfler d'ici. Ulysse, emmène la se coucher.

Deux bras puissants l'avaient soulevée sans effort, mais ils n'avaient pas l'odeur de cire du majordome. Ils sentaient la sciure et le lin propre. Elle se laissa aller et s'endormit, la tête sur la poitrine de son père.

 

Fergus Fraser avait peut-être un nom de guerrier écossais, mais il ressemblait à un aristocrate français. Un aristocrate en route vers la guillotine, rectifia Brianna.

D'une beauté ténébreuse, avec une taille svelte mais une carrure moyenne, il s'avança d'un pas leste vers le banc des accusés et toisa le public d'un air hautain. Ses vêtements froissés, ses joues mal rasées et la grosse ecchymose violacée au-dessus de son arcade sourcilière n'enlevaient rien à son dédain aristocratique. Le crochet de métal qui lui servait de main ajoutait encore à son air de libertin racé.

Marsali poussa un petit soupir à sa vue, et ses lèvres se serrèrent. Elle se pencha devant Brianna pour chuchoter à Jamie :

— Mais qu'est-ce qu'ils lui ont fait, les monstres bâtards ?

— Rien de grave, la rassura-t-il.

Il lui fit signe de se taire et elle se rassit, lançant des regards assassins au shérif et à l'huissier.

Ils avaient eu de la chance d'avoir des places. Le bâtiment était plein à craquer et les gens se bousculaient à l'arrière de la salle d'audience, maintenus en respect par deux gardes en tunique rouge. Deux autres soldats restaient au garde-à-vous devant le banc du juge ; un officier rôdait derrière eux.

Le regard de l'officier croisa celui de Jamie, et un sourire sinistre s'afficha sur ses traits épais. Il semblait jubiler. Jamie se détourna, indifférent. Le juge entra et prit place. Une fois le protocole dûment respecté, le procès put enfin commencer. Il n'y avait pas de jurés ; la sentence reposait uniquement sur l'avis du juge et de ses assesseurs.

La veille au soir, Brianna n'avait pas compris grand- chose à ce qui se passait autour d'elle, mais pendant le petit déjeuner, elle avait pu commencer à démêler qui était qui. La jeune femme noire s'appelait Phaedre et était l'une des esclaves de Jocasta. Le grand garçon au sourire charmant était Ian, le neveu de Jamie et donc son cousin pensa-t-elle avec le même petit frisson que lui procurait la découverte d'un parent qu'elle avait ressenti à Lallybroch. Marsali, la jolie blonde, était la femme de Fergus, qui, bien sûr, était l'orphelin français que Jamie avait adopté officieusement à Paris, avant le soulèvement jacobite.

Le juge Conant, un gentleman d'âge moyen, redressa sa perruque, épousseta son col et demanda qu'on lui lise les chefs d'accusation. Le 4 août de l'an 1769, Fergus Claudel Fraser, habitant dans le comté de Rowan, avait traîtreusement agressé Hugh Berowne, shérif adjoint du comté précité, et lui avait dérobé des biens appartenant à la Couronne.

Ledit Hugh fut appelé à la barre. C'était un grand échalas nerveux, d'une trentaine d'années, qui récita sa déposition en se tortillant et en bégayant, racontant qu'il avait croisé l'accusé sur la route de Buffalo alors qu'il vaquait à ses devoirs. L'accusé l'avait agressé verbalement en français puis, lorsqu'il lui avait ordonné de passer son chemin, l'avait frappé au visage avant de lui voler son cheval, lequel, comme la selle et le harnais, appartenait à l'armée britannique. À la demande de la cour, le témoin retroussa sa lèvre supérieure et montra la dent cassée que lui avait value son échange avec le prévenu.

Le juge Conant examina avec intérêt le vestige de dent puis se tourna vers l'accusé.

— Monsieur Fraser, auriez-vous l'obligeance de nous donner votre version des faits ?

Fergus baissa le nez d'un demi-pouce, accordant au juge la même considération qu'il aurait pu accorder à un cafard.  Fergus lui lança un regard méprisant et cracha : 

— Ce fils de chien enragé a...

— L'accusé est prié de surveiller son langage, interrompit le juge.

— Le shérif adjoint, reprit Fergus sur le même ton, a interpellé ma femme alors qu'elle rentrait du moulin, portant notre enfant en selle. Ce... l'adjoint... l'a fait brutalement descendre de son cheval et lui a annoncé qu'il le saisissait, avec tout son équipement, en paiement d'une taxe. Il l'a laissée, elle et le bébé, à pied, à dix kilomètres de la maison, sous un soleil de plomb !

À  côté de Brianna, Marsali expira bruyamment par le nez. 

— De quelle taxe s'agit-il ?

Le rouge était monté aux joues de Fergus. 

— Je ne dois rien ! Il prétend que mon terrain est soumis à une taxe de trois shillings par an, mais c'est faux ! Ma terre est exemptée d'impôts, en vertu des termes d'une concession foncière accordée à James Fraser par le gouverneur Tyron. C'est ce que je me suis échiné à expliquer à ce crétin salaud quand il est venu chez moi réclamer l'argent !

 

— Je n'ai jamais entendu parler de cette concession, rétorqua Berowne. Ces gens racontent n'importe quoi pour ne pas payer. Ce sont tous des menteurs et des escrocs !

— Espèce de sale rat ! 

— Oreilles en feuilles de choux ! 

Un petit rire parcourut la foule, étouffant les rappels à l'ordre. Le français de l'école secondaire de Brianna lui permettait de traduire à peu près cette expression par "oreilles de chou-fleur" et elle s'était jointe au fou rire général. Le juge balaya le public du regard. — M. James Fraser est-il présent ?

Jamie se leva et inclina respectueusement la tête.

— Oui, Votre Honneur.

— Venez à la barre.

Après que l'huissier lui eut fait jurer sur la Bible de dire toute la vérité et rien que la vérité, Jamie déclara qu'il était effectivement titulaire d'une concession de terres selon laquelle il était exempté d'impôts pendant une période de dix ans, ce délai expirant dans neuf ans. Fergus Fraser possédait en effet une maison et des champs sur le territoire en question, donnés par lui-même, James Alexander Malcolm MacKenzie Fraser.

L'attention de Brianna s'était d'abord fixée sur son père ; elle ne pouvait guère se lasser de le regarder. C'était l'homme le plus grand de la salle d'audience, et de loin de plus marquant, vêtu de lin blanc comme neige et d'un manteau bleu foncé qui mettait en évidence ses yeux obliques et ses cheveux ardents. 

Un mouvement dans la salle attira le regard de Brianna. L'officier qu'elle avait remarqué un peu plus tôt fixait Hugh Berowne. Ce dernier esquissa un signe de tête à peine perceptible puis s'assit pour attendre la fin du témoignage de Fraser.

— Il semblerait que M. Fraser ait raison, déclara enfin le juge Conant. Monsieur Berowne, je crains que votre accusation ne soit pas fondée. Nous déclarons donc l'accusé acquit...

— Il ne peut pas le prouver ! coupa Berowne.

Il jeta un coup d'oeil à l'officier, comme pour avoir un soutien moral, et raidit son long menton. 

— Il ne possède aucun document attestant ce qu'il vient de dire. On ne va tout de même pas le croire sur parole !

Un murmure choqué se répandit dans la foule et Brianna ressentit une certaine fierté en constatant que les gens étaient outrés qu'on pût mettre en doute la parole de son père.

Ce dernier ne parut aucunement désarçonné. Il se leva à nouveau et se tourna vers le juge.

— Si Votre Honneur me permet...

Il prit dans la poche de sa veste un rouleau de parchemin portant un cachet de cire qu'il déposa sur le bureau du juge.

— Votre Honneur reconnaîtra sûrement le sceau du gouverneur.

Le magistrat examina le sceau, surpris, décacheta le document, le lut attentivement, puis le reposa devant lui.

— Ceci est une copie certifiée conforme devant témoins de la concession originale, annonça-t-il. Elle est signée par Son Excellence William Tyron.

— Comment l'a-t-il obtenue ? s'écria Berowne. Il n'a pas eu le temps d'aller à New Bern et de revenir !

Se rendant compte de sa gaffe, il se rassit subitement, livide. Brianna chercha l'officier des yeux. Celui-ci était cramoisi.

Le juge fusilla Berowne du regard avant de poursuivre :

— Compte tenu de la nouvelle pièce apportée au dossier, nous déclarons l'accusé non coupable de vol, puisqu'il est évident que le bien en question lui appartenait de plein droit. Pour ce qui est de l'agression...

Remarquant que Jamie se tenait toujours devant lui, il s'interrompit pour demander :

— Oui, monsieur Fraser ? Vous avez quelque chose à déclarer ?

Le juge Conant tamponna un filet de sueur qui coulait de dessous sa perruque ; avec tant de personnes entassées dans la petite pièce, c'était comme prendre un bain de sueur. 

— Juste pour satisfaire ma curiosité, Votre Honneur. La déposition de M. Berowne décrit-elle en détail l'agression dont il a été victime ?

Le juge parcourut les papiers étalés devant lui et en tendit un à l'huissier, lui indiquant un passage à lire.

— « Le plaignant déclare que M. Fergus Fraser l'a frappé au visage, lui assenant un coup de poing. Étourdi, il est tombé à terre. Le prévenu s'est emparé des rênes de son cheval, a sauté en selle et s'est éloigné en injuriant le plaignant en français. Le plaignant... »

Dans le banc des accusés, Fergus toussota pour attirer l'attention du magistrat, à qui il adressa un sourire charmeur. Puis il sortit un mouchoir de sa poche et s'essuya longuement le visage, prenant bien soin de montrer le crochet qui lui servait de main.

Le juge ouvrit des yeux ronds puis pivota sur sa chaise et lança un regard torve à Berowne.

— Monsieur, auriez-vous l'amabilité de m'expliquer comment vous avez pu recevoir un coup sur la partie droite de votre visage, lancé par le poing gauche d'un homme qui n'en a pas ?

— Oui, trou du cul crottin ! renchérit Fergus. Explique donc ! Estimant sans doute qu'il ferait mieux d'entendre les explications embarrassées du plaignant en privé, le juge Conant s'essuya le cou et mit fin à la séance, laissant repartir Fergus Fraser lavé de tout soupçon.

— C'était moi, dit fièrement Marsali.

Elle était suspendue au bras de son cher mari, lors de la petite fête donnée à l'occasion de l'acquittement de ce dernier.

— Toi, s'étonna Jamie. Tu as flanqué ton poing dans la figure de l'adjoint du shérif ?

— Pas mon poing, mon pied, rectifia-t-elle. Quand cette ordure a essayé de me faire tomber de ma selle, je lui ai envoyé un coup de botte dans la mâchoire. Il ne m'aurait jamais fait descendre s'il ne m'avait arraché Germain des bras et si je n'avais dû aller le chercher.

Elle caressa la tête du bambin blond accroché à ses jupes, un morceau de biscuit dans sa main potelée.

— Mais je ne comprends toujours pas, dit Brianna. M. Berowne avait honte de reconnaître que c'était une femme qui l'avait frappé ?

— Non, répondit Jamie en lui tendant un verre de bière. C'est encore un coup du sergent Murchison.

— Murchison ? demanda Brianna. Ce ne serait pas l'officier qui ressemble à un porc à moitié rôti ? Son père se mit à rire.

— Oui, c'est exactement ça ! Il a une dent contre moi. Ce n'est pas la première fois, ni la dernière, qu'il essaie un coup tordu de ce genre.

— Il ne pouvait espérer gagner avec une accusation aussi ridicule, déclara Jocasta.

La vieille darne se pencha en avant et tendit la main. Ulysse, qui se tenait derrière elle, avança aussitôt la panière. Elle saisit un pain d'un geste sûr sans quitter Jamie de son regard aveugle.

— Mais avais-tu vraiment besoin d'impliquer ce pauvre Farquard ? demanda-t-elle sur un ton de reproche.

Voyant que Brianna ne suivait plus, Jamie lui expliqua :

— Farquard Campbell est le juge du district. S'il ne m'avait pas fait la faveur de tomber malade au bon moment, le procès aurait eu lieu la semaine dernière. C'était là le plan de Murchison et de Berowne. Ils voulaient porter plainte, faire arrêter Fergus et me faire descendre de la montagne en pleine saison des récoltes. Ils y ont réussi, ces gueux ! Mais ils étaient persuadés que je n'aurais pas le temps d'aller chercher une copie de ma concession à New Bern avant le procès. De fait, si Fergus avait été jugé la semaine dernière, nous étions cuits !

Il adressa un sourire à Ian, qui s'était précipité à New Bern pour se procurer le document. L'adolescent rougit et enfouit le nez dans son bol.

— Farquard Campbell est un ami, ma tante, reprit Jamie. Mais c'est avant tout un homme de loi. Même s'il sait pertinemment que mes papiers sont en règle, il n'aurait rien pu faire sans une preuve formelle.

Se tournant à nouveau vers Brianna, il poursuivit :

— Dans ce cas, j'aurais été obligé de faire appel, ce qui signifie que Fergus aurait été emmené à New Bern pour y être incarcéré jusqu'à son nouveau procès, qui se serait tenu là-bas. Le résultat aurait été le même, mais cela nous aurait éloignés, Fergus et moi, de nos terres, pendant le plus gros des moissons, et m'aurait coûté plus cher que le produit des récoltes lui-même...

Il regarda Brianna par-dessus le bord de sa tasse, ses yeux bleus soudain sérieux. 

— Tu n'as pas cru que j'étais riche, j'espère.

— Je n'y avais encore jamais réfléchi, répondit-elle, surprise.

— Tant mieux. Si j'ai beaucoup de terres, il y en a encore peu de cultivées. Nous avons juste de quoi faire les semailles et nourrir les bêtes. Ta mère a beau être douée – son sourire s'élargit -, elle ne peut pas moissonner quinze hectares de blé et d'orge toute seule.

Il posa sa tasse vide et se leva.

— Ian, demanda-t-il, tu veux bien t'occuper des fournitures ? Vous monterez dans la carriole, Fergus, Marsali et toi. Brianna et moi prendrons les devants.

Il lança un regard interrogateur vers sa fille.

— Jocasta s'occupera de ta servante. Ça ne t'ennuie pas de partir plus tôt ?

Brianna était déjà debout.

— Pas du tout. On part tout de suite ?

Je descendis un à un les flacons de l'étagère et en débouchai quelques-uns pour humer leur contenu. Si elles n'étaient pas convenablement séchées avant d'être stockées, les herbes pourrissaient dans leur flacon et les graines se recouvraient de moisissures étranges.

Les moisissures me firent de nouveau penser à mes cultures de pénicilline ou, du moins, à ce que j'espérais être un jour mes cultures de pénicilline si j'avais de la chance et un bon œil. Sur les centaines de variétés de champignons qui poussaient sur le pain ranci et mouillé, une seule s'appelait Pénicillium. Quelle probabilité y avait-il qu'une spore de ce précieux champignon se développe sur les tranches que j'exposais chaque semaine ? Et quelle probabilité qu'une de ces tranches résiste assez longtemps pour que des spores puissent s'y déposer ? Et enfin, quelles étaient les chances que je le reconnaisse si je le voyais ? Cela faisait plus d'un an que j'essayais, en vain.

En dépit des plants de soucis et d'achillées millefeuilles que j'utilisais pour les refouler, il m'était impossible de me débarrasser des souris, des rats, des fourmis et des cafards. Un jour, j'avais même surpris une famille d'écureuils en plein festin dans le garde-manger, batifolant dans les grains de maïs éparpillés et les restes à demi rongés de mes pommes de terre germées. Mon seul recours était de cacher les denrées dans le grand dressoir que Jamie avait construit, ou de les enfermer dans des tonneaux et des jarres bouchées. Mais protéger la nourriture des dents et des griffes de nos petits voleurs signifiait également la tenir à l'abri de l'air et de la lumière. Or l'air était le seul vecteur capable de m'apporter un jour une véritable arme contre la maladie.

« Chacune de ces plantes renferme le remède à une maladie... si seulement nous savions lequel !» Je ressentis à nouveau la sensation de perte en pensant à Nayawenne, non seulement pour elle-même, mais aussi pour ses connaissances. Nayawenne ne m'avait transmis qu'une portion de son savoir, ce que je regrettais amèrement, mais pas autant que la perte de mon amie. Toutefois, je connaissais une chose qu'elle ignorait : les nombreuses vertus de la plus petite des plantes, la moisissure du pain. La trouver serait difficile, savoir la reconnaître et l'utiliser encore plus. Mais je ne doutais pas un instant que mes efforts en valaient la peine.

Laisser le pain exposé dans la maison, c'était attirer les souris et les rats à l'intérieur. J'avais essayé de le placer sur le buffet -Ian avait distraitement consommé la moitié de mon incubateur d'antibiotiques en herbe, et les souris et les fourmis avaient fait un travail minutieux avec le reste pendant que j'étais loin de la maison. Il était tout simplement impossible, en été, au printemps ou en automne, de laisser le pain exposé sans surveillance ou de rester à l'intérieur pour s'en occuper. 

En été, à l'automne et au printemps, il était impossible de laisser traîner le pain sans attirer aussitôt les rats et les souris. Je ne pouvais pas non plus le surveiller constamment, occupée comme je l'étais pendant la journée, sans parler de mes nombreuses visites pour aider aux accouchements ou soigner des malades. 

Pendant l'hiver, les animaux nuisibles disparaissaient pour hiverner, mais l'air était trop froid pour transporter des spores vivantes. Le pain séchait ou se ramollissait, selon sa distance par rapport au feu. Dans un cas comme dans l'autre, il se couvrait tout au plus d'une moisissure orange ou d'une croûte rose : les champignons qui vivaient dans les plis du corps humain.

J'essaierais encore au printemps prochain, pensai-je en reniflant le goulot d'un flacon de marjolaine séchée. Elle sentait bon, musquée comme de l'encens, remplie de rêves. La nouvelle maison se dressait déjà sur la colline. Ses fondations étaient achevées et le plan tracé sur le sol. Depuis la porte de la cabane, je pouvais voir sa carcasse se détacher en noir sur le ciel clair de septembre.

Elle serait prête au printemps. Elle aurait des murs enduits de plâtre, du parquet, des fenêtres vitrées avec d'épais chambranles qui nous protégeraient des rongeurs et un joli laboratoire ensoleillé où je pourrais faire mes expériences.

Mes visions de rêve furent interrompues par un braiment rauque. Clarence m'annonçait de la visite. J'entendais des voix au loin entre les cris d'extase de la mule. Je remis rapidement mes flacons en place. Ce devait être Jamie qui rentrait avec Fergus et Marsali ; du moins, je l'espérais. Jamie était confiant quant à l'issue du procès, mais je m'inquiétais quand même. Éduquée à croire de façon abstraite que la loi britannique était l'une des grandes réalisations de la civilisation, j'avais vu beaucoup trop de ses applications concrètes pour avoir foi en ses représentants. Par contre, j'avais un peu plus confiance en Jamie. 

Les vocalises de Clarence s'étaient atténuées en un gargarisme sifflant qu'elle réservait aux conversations intimes, mais les voix s'étaient interrompues. C'était étrange. Peut-être le procès ne s'était-il pas si bien déroulé que cela.

Je posai le dernier flacon sur l'étagère et me dirigeai vers la porte. La cour était déserte. Clarence se remit à braire avec enthousiasme en me voyant, mais rien ne bougeait. Pourtant, quelqu'un était venu. Les poules s'étaient réfugiées dans les buissons.

Un frisson glacé m'envahit et je me retournai brusquement, essayant de regarder des deux côtés à la fois. Personne. La brise faisait soupirer les noyers derrière la maison, leurs feuilles jaunes étincelaient au soleil.

Je sentais que je n'étais pas seule. Dire que j'avais laissé mon couteau sur la table ! Quelle gourde ! — Sassenach ?

Mon cœur failli s'arrêter au son de la voix de Jamie. 

Je fis volte-face, à la fois soulagée et agacée par ma propre frayeur. Qu'est-ce qu'il pensait qu'il... L'espace d'un instant, je crus voir double. Ils étaient assis sur le banc près de la porte ; le soleil de l'après-midi embrasait leur chevelure de feu.

Mes yeux s'arrêtèrent sur le visage radieux de Jamie et poursuivirent leur chemin.

— Maman...

Elle avait la même expression, l’enthousiasme, la joie et l'aspiration à être ensemble. 

Avant que j'aie eu le temps de comprendre, elle était dans mes bras, m'écrasant contre elle.

— Maman !

Je pouvais à peine respirer ; le peu de souffle que le choc m'avait laissé était pressé hors de mes poumons par son étreinte. Elle me reposa sur le sol sans me lâcher.

— Bree ! haletai-je.

Je la regardai, incrédule, mais elle était bien réelle. Je cherchai Jamie des yeux. Il se tenait là, sans rien dire, et nous observait avec un sourire béat, rose de plaisir.

— Je... euh... je ne m'attendais pas à... ça ! balbutiai-je stupidement.

Brianna me fit un sourire correspondant en tous points à celui de son père, les yeux brillants d'étoiles et humides de bonheur. 

— Personne n'attend jamais l'inquisition espagnole ! rétorqua-t-elle, hilare.

— Quoi ? dit Jamie.

 

-  FIN DU CHAPITRE –