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Pour rappel, la correction se fera ainsi
En noir : le texte tel qu'il est dans la version française et validé par la traductrice
En Bleu : le texte tiré de la version originale, absent dans la version française d'origine et enfin traduit.
En blanc et rayé, le texte ajouté dans la version française d'origine ne figurant pas dans la version originale.
Outlander, tome 4, Les Tambours de l’Automne, chapitre 23, ©Diana Gabaldon
Description : A Fraser’s Ridge, Claire se rend chez les Mueller pour aider à un accouchement. Mais au retour, elle est prise dans un violent orage, se blesse et se perd avant d’être secourue par Jamie, Ian et grâce au flair de Rollo.
Chapitre complet.
Traduit par Catherine Domecq, Corrigé par Agnès McMaille et Gratianne Grc
23 – Le crane sous la peau
J’avais déclaré à Jamie que je ne voyais pas d’objection à vivre loin de la civilisation ; à condition que ce ne soit pas le désert total. Là où il y avait des hommes, il y avait du travail pour un médecin.
Duncan tint parole et revint au printemps 1768 avec huit anciens détenus d’Ardsmuir et leur famille, prêts à s’installer à Fraser’s Ridge, la « crête de Fraser », comme se nommait dorénavant notre coin de paradis. Cela représentait une trentaine de personnes et, naturellement, mes compétences légèrement rouillées furent aussitôt mises à l’épreuve. Il fallait recoudre les plaies, traiter les fièvres, crever des abcès, nettoyer des gencives infectées. Deux des femmes arrivèrent enceintes jusqu’aux dents et j’eus la grande joie de mettre au monde deux beaux bébés, un garçon et une fille, nés tous deux au début du printemps.
Ma réputation, si on peut employer ce mot, de guérisseuse, se répandit rapidement hors de notre communauté et l’on m’appela de plus en plus loin pour soigner des colons installés sur des collines isolées, éparpillés dans un périmètre d’une cinquantaine de kilomètres autour de nos montagnes sauvages. De temps à autre, je me rendais également à Anna Ooka avec Ian pour rendre visite à Nayawenne et revenais chargée de paniers et de jarres d’herbes médicinales.
Les premiers temps, Jamie tenait à ce que Ian ou lui m’accompagnent lorsque je partais pour les fermes les plus éloignées. Mais ils furent bientôt trop surchargés de travail. Nous étions à la première saison des semences. Il fallait labourer la terre et la et herser la terre, planter le blé et l’orge, sans parler de toutes les tâches habituelles d’une ferme. En plus de nos chevaux et de nos mules, nous avions fait l’acquisition d’une volée de poules, d’un sanglier noir à l’air dépravé, chargé de satisfaire les besoins lascifs de la truie, et, comble du luxe, d’une chèvre laitière. Non seulement toutes ces créatures avaient besoin d’être soignées et nourries, mais il fallait également les empêcher de s’entre-tuer ou de se faire dévorer par les ours et les jaguars.
Ainsi, de plus en plus fréquemment, lorsqu’un inconnu se présentait à la porte en demandant un guérisseur ou une sage-femme, je partais seule avec lui. Le cahier du Dr Rawlings commençait à se remplir, tout comme notre garde-manger où venaient s’entasser les jambons, le gibier, les sacs de céréales et les paniers de pommes que m’offraient mes patients. Je ne me faisais jamais payer, mais on me remerciait toujours d’une manière ou d’une autre. Pauvres comme nous l’étions, n’importe quoi était le bienvenu.
Les patients que je rencontrais lors de ces expéditions venaient d’un peu partout et beaucoup ne parlaient ni l’anglais ni le français.
Ils étaient luthériens allemands, quakers, écossais, ou irlando-écossais. Il y avait également une petite communauté moravienne venue de Salem qui parlait un dialecte que je supposais être du tchèque. En général, je me débrouillais pour me faire comprendre. Quelqu’un me servait souvent d’interprète et, sinon, nous communiquions par gestes. « Où avez-vous mal ? » se comprend dans toutes les langues.
Août 1768
J’étais glacée jusqu’aux os. Malgré mes efforts pour retenir le col de ma cape autour de mon cou, le vent me l’arrachait et la faisait claquer comme une voile dans la tempête. Il aplatissait la chevelure du jeune garçon qui avançait à mon côté et me repoussait sur ma selle. Une pluie froide fouettait nos visages. La pluie s’engouffrait sous les plis comme des aiguilles gelées. Le temps que nous parvenions à Mueller’s Creek, j’étais trempée jusqu’aux jupons.
Le torrent bouillonnait, charriant de jeunes troncs d’arbres, des pierres et des branches cassées qui jaillissaient et disparaissaient sous la surface. Tommy Mueller examina le cours d’eau et enfonça la tête jusqu’aux oreilles dans le col de son grand manteau. Il secoua la tête d’un air dubitatif et je me penchai pour me faire entendre par-dessus le vacarme de la tempête.
— Restez ici ! criai-je.
Il fit non de la tête, me répondant quelque chose que je n’entendis pas. Secouant vigoureusement la tête, je pointai un doigt vers la berge où le sol boueux s’effritait. Au moment même où je la lui montrais, de gros blocs de terre noire se détachèrent et furent emportés par le courant.
— Rentrez ! hurlai-je à nouveau. A son tour, il pointa un doigt vers moi, puis vers la ferme derrière nous. Il se pencha en avant et fit mine de saisir mes rênes. Manifestement, il trouvait le voyage trop dangereux et voulait me ramener chez lui pour attendre la fin de la tempête.
Il avait vraiment raison. D’un autre côté, je pouvais voir le cours d’eau s’élargir et les eaux tumultueuses grignoter la berge molle et l’emporter en gros morceaux. Attendre plus longtemps et plus personne ne pourrait traverser. Ce serait d’ailleurs dangereux pendant des jours, les inondations de ce genre étant entretenues parfois jusqu’à une semaine par les eaux de pluie qui dévalaient les flancs de la montagne et venaient gonfler les torrents.
L’idée de rester bloquée pendant une semaine dans la petite maison des Mueller avec ses dix occupants suffit à me rendre intrépide. Reprenant les rênes des mains de Tommy, je fis faire demi-tour à mon cheval ; celui-ci secoua la tête et avança pas à pas dans la boue glissante.
Nous atteignîmes la partie la plus haute de la berge, où un tapis de feuilles rendait le sol plus stable. Je demandai à Tommy de reculer et m’arc-boutai sur ma monture comme un champion de steeple-chase, enfonçant les coudes dans le sac d’orge accroché devant moi à la selle… ma rétribution pour services rendus.
Apparemment, mon cheval était aussi désireux que moi de rentrer à la maison. A peine étais-je en position que je sentis ses jambes fléchir puis se détendre. Nous dévalâmes la pente comme une piste de saut à ski et atterrîmes en plein milieu du torrent dans une explosion d’éclaboussures, l’eau glacée recouvrant mes cuisses.
J’avais de l’eau jusqu’à mi-cuisses et les mains si glacées qu’elles auraient pu tout autant être soudées aux rênes. Je donnai du lâche à mon cheval, sentant ses membres puissants bouger en rythme tandis qu’il luttait contre le courant, et rabattis mes jupes sur mes genoux pour éviter qu’elles ne m’entraînent dans le torrent glacé.
Enfin, je sentis le heurt des sabots contre le lit de cailloux et nous nous hissâmes sur l’autre rive, dégoulinants. Je me retournai sur ma selle pour apercevoir Tommy Mueller sur la berge d’en face, la bouche grande ouverte. Je ne pouvais lâcher mes rênes pour lui dire au revoir mais le saluai d’un signe de tête. Puis, je donnai un coup de talon dans les flancs de ma monture et nous bifurquâmes dans la direction de la maison.
La capuche de ma cape était retombée en arrière lors du saut, mais cela ne faisait pas grande différence. Je pouvais difficilement être plus mouillée. J’écartai des mèches de mes yeux et rentrai les épaules pour me réchauffer, et fis pivoter la tête de mon cheval vers la piste montante, trop heureuse de rentrer chez moi.
J’avais passé trois jours dans la cabane de Mueller, aidant Petronella, âgée de dix-huit ans, à mettre son premier enfant au monde. Ce serait également le dernier, à l’en croire. Son mari, qui n’avait pas dix-sept ans, s’était glissé dans la chambre au milieu du deuxième jour, tournant en rond comme une âme en peine, avant d’attirer sur lui une pluie d’invectives en allemand ; sa jeune épouse l’avait renvoyé aussitôt dans le refuge des hommes, à savoir la grange, les oreilles cramoisies de honte.
Toutefois, quelques heures plus tard, le tout jeune Freddy, était réapparu, pâle comme un linge, pour s’agenouiller au chevet de sa femme, avançant un doigt hésitant et propre pour écarter la couverture qui dissimulait sa fille.
Il avait contemplé d’un air ébahi le petit visage rond la petite tête ronde, puis levé des yeux adorateurs vers Petronella.
— Ist sie nicht wunderschön ? (ndt : n’est-elle pas merveilleuse ?)
Il avait lentement acquiescé, avant de poser sa tête sur son ventre et de s’effondrer en larmes. Satisfaites, les femmes de la maison avaient souri et étaient parties préparer le dîner. Toutes les femmes avaient souri avec bienveillance et s’en étaient retournées pour préparer le diner.
Et quel dîner ! La cuisine était l’un des avantages chez les Mueller. Tandis que je rentrais chez moi, je me souvenais des canetons chaussons farcis et des blutwursts (ndt : boudins noirs) frits. L’agréable arrière-goût des œufs au beurre qui s’attardait dans ma bouche détournait mon attention des inconvénients de la situation présente.
J’espérais que Jamie et Ian s’étaient nourris convenablement pendant mon absence.
Nous arrivions à la fin de l’été et la saison des récoltes n’avait pas encore commencé.
Les rayonnages du garde-manger étaient loin d’être pleins, mais il nous restait encore quelques fromages, une énorme jarre de poissons séchés ainsi que des sacs de farine, de blé, de riz, de haricots, d’orge et d’avoine.
A ma grande surprise, J’avais découvert que Jamie pouvait cuisiner. Du moins, il était capable d’assaisonner une viande et de la faire rôtir dans la cheminée. En outre, j’avais fait de mon mieux pour initier Ian aux mystères de la bouillie d’avoine mais, les hommes étant ce qu’ils sont, je les soupçonnais de s’être nourris exclusivement d’oignons crus et de viande séchée.
J’ignorais si c’était parce que, après une journée passée à couper des arbres, labourer des champs et transporter des carcasses de cerfs à travers la montagne, ils étaient tout bonnement trop épuisés pour songer à se préparer un repas décent ou bien s’ils le faisaient exprès pour que j’aie l’impression de servir à quelque chose.
Sous Maintenant que je longeais la crête rocheuse, j’étais abritée du vent. Le déluge, lui, continuait de plus belle. Ma monture posait délicatement sabot après sabot. La piste de terre s’était liquéfiée et laissait une couche de feuilles flottant sur un lit de boue aussi traître que des sables mouvants. Je pouvais sentir l’inconfort du cheval dont les sabots glissaient à chaque pas.
Je tapotai l’encolure du cheval pour l’encourager.
— C’est bien, mon grand. Continue comme ça, tu es un brave garçon.
Il agita légèrement les oreilles, mais garda la tête baissée, concentré sur sa tâche.
— Ariel, Pied Sautillant, ça te va ?
Il n’avait pas encore de nom, ou plutôt si, mais je ne le connaissais pas. L’éleveur auquel Jamie l’avait acheté lui en avait donné un allemand qui, selon Jamie, ne convenait pas du tout à la monture d’une dame. Lorsque je lui avais demandé de me le traduire, il avait pincé les lèvres et pris son air écossais, ce qui me fit déduire qu’il s’agissait d’un terme gratiné. J’avais compté demander à la vieille Mme Mueller ce qu’il signifiait mais, dans mon empressement à partir, j’avais oublié.
Quoi qu’il en soit, Jamie avait pour théorie que le cheval nous indiquerait de lui-même son vrai nom en temps voulu, du moins un nom décent. Aussi, nous l’observions sans cesse dans l’espoir de discerner son caractère. A la vue de son galop d’essai, Ian avait proposé « Lapin sauteur », mais Jamie s’y était opposé.
— Pieds légers ? suggérai-je. Mercure aux pieds ailés ? Zut !
Le cheval venait de freiner des quatre fers, à juste titre. Une cascade dégringolait joyeusement le flanc de la montagne, rebondissant de rocher en rocher. Le spectacle était très beau, l’eau cristalline ruisselait sur la roche noire et les feuilles vertes. Malheureusement, elle avait emporté la piste de terre dans le fond de la vallée.
Je restai plantée là un bon moment, dégoulinante. Impossible de la contourner. A ma droite, le versant se dressait presque à la verticale. A ma gauche, le ravin tombait en à-pic, au point qu’une descente revenait plus ou moins au saut de l’ange. Lâchant un chapelet de jurons entre mes dents, je fis faire demi-tour au cheval sans nom.
S’il n’y avait eu le torrent en crue, je serais retournée chez les Mueller et aurais laissé Jamie et Ian se débrouiller par eux-mêmes encore un peu. En l’occurrence, je n’avais guère le choix : je devais trouver un moyen de rentrer à la maison, sous peine de mourir noyée.
Nous rebroussâmes donc chemin d’un pas épuisé. A moins de cinq cents mètres de la cascade, un col fendait la crête rocheuse, formant une dépression entre deux « cornes » de granit. De telles formations n’étaient pas rares, on en rencontrait une grande dans la montagne voisine, baptisée le « Pic du Diable ». Je pouvais passer par ce col et longer la crête de l’autre côté jusqu’à la route, là où elle traversait la montagne, plus au sud. Si je pouvais traverser le col jusqu’à l’autre versant de la colline et le longer, je parviendrais certainement au croisement de la piste et de la crête en direction du sud.
Depuis le col, j’eus une vue momentanément dégagée sur le pied des collines et la trouée bleue de la vallée au-delà. De l’autre côté cependant, les nuages cachaient les sommets des montagnes, noirs sous la pluie et occasionnellement baignés par le scintillement des éclairs.
Le vent était tombé maintenant que le gros de l’orage était passé. La pluie tombait encore plus fort, si une telle chose était encore possible, et je m’arrêtai le temps de détacher mes doigts gelés des rênes et de relever la capuche de mon manteau.
De l’autre côté de la montagne colline, la marche se révéla plus facile. Il n’existait plus de piste mais le Le sol était caillouteux et pas trop abrupt. Nous parcourions de petites futaies de trembles rouges sorbiers à fruits rouges et des bois de chênes. Je notai mentalement l’emplacement d’un énorme buisson de mûres, mais ne m’arrêtai pas. J’aurais de la chance si j’arrivais à la maison avant la nuit.
Pour ne plus penser aux gouttes glacées qui me dégoulinaient dans le cou, je dressai à nouveau un inventaire du garde-manger et imaginai ce que je pourrais préparer à dîner le soir.
Quelque chose de rapide et de chaud, pensai-je en frissonnant. Un ragoût prendrait trop de temps, même chose pour une soupe. Si nous avions de l’écureuil ou du lapin, je pourrais le frire, pané dans de l’œuf et de la farine de maïs. Ou sinon, le faire sauter dans un peu d’ail du porridge aromatisé au bacon et accompagné d’œufs brouillés avec des et d’oignons verts.
Je rentrai la tête dans les épaules en grimaçant. Malgré ma capuche et ma tignasse, les gouttes de pluie cinglaient mon crâne comme des grêlons.
C’est alors que je me rendis compte qu’il grêlait réellement. Les petites boules de glace rebondissaient sur le dos du cheval et crépitaient contre les feuilles de chêne. En quelques secondes, la grêle se mua en une véritable mitraille. Les grêlons avaient la taille de billes et tombaient avec une telle violence qu’on se serait cru dans un champ de tir à la mitraillette.
Ma monture commençait à s’énerver, secouait la tête dans tous les sens dans une vaine tentative pour éviter la morsure des grêlons. Je la guidai sous un rapidement à l’abri d’un gros noyer énorme marronnier. En dessous, le vacarme était assourdissant mais l’épais toit de feuillage nous protégeait assez bien.
— Parfait.
Avec quelque difficulté je lâchai les rênes et d’une main rassurante caressai l’encolure du cheval.
— Tout doux. Tout ira bien tant que la foudre ne nous tombe pas dessus.
J’aurais mieux fait de me taire. Presque aussitôt, un éclair silencieux fendit le ciel noir derrière le mont Roan. Quelques instants plus tard, le grondement sourd du tonnerre retentit dans la vallée couvrant le bruit de la grêle sur les feuilles au-dessus de nos têtes.
De l’autre côté de la montagne, il y eut des éclats lumineux, suivis d’un roulement de plus en plus sonore. La grêle cessa et la pluie reprit, redoublant d’ardeur. A mes pieds, la vallée était plongée dans la brume mais les sommets rocheux s’illuminaient par intermittence, blancs sur fond noir comme sur des radiographies.
— Un hippopotame, deux hippopotames, trois hippopotames, quatre hippopot… Boum ! Le cheval fit un écart et se mit à piétiner.
— Du calme, du calme, mon vieux, le rassurai-je. Un éclair. BOUM !
— Je sais ce que tu ressens, lui dis-je en regardant vers la vallée en contrebas. Tout doux, tout doux.
Ça recommençait : un flash illumina la crête noire et imprima sur ma rétine l’ombre des oreilles dressées du cheval.
— Un hippopotame, deux hippo…
J’aurais juré que la terre avait tremblé. Le cheval poussa un hennissement perçant et recula se cabra, les sabots se débattant dans les feuilles. L’air puait l’ozone.
Encore un éclair. BOOOUUUM !
— Un… dis-je entre mes dents. Maudit cheval, ho là ! Un hip… Eclair.
— Un…
Eclair.
— Ho ! HO !
Je n’eus pas conscience de tomber, ni d’ailleurs d’atterrir. Un instant, je tirai comme une folle sur les rênes, tentant d’arrêter quelques centaines de kilos de muscles lancés au grand galop, zigzaguant de droite à gauche, l’instant suivant, j’étais couchée sur le dos, clignant des yeux devant un ciel de plomb, essayant de respirer.
Les réverbérations de l’impact résonnaient dans tous mes membres et je tentai frénétiquement de réintégrer mon corps. Puis l’air s’engouffra à nouveau dans mes poumons et je haletai, le choc cédant la place à la douleur.
Je restai immobile, inspirant avec application et faisant un bref état des lieux. La pluie me ruisselait dans les yeux et les oreilles. Je ne sentais plus ni mes mains ni mon visage. En revanche, je pouvais remuer les bras et commençais à mieux respirer.
Mes jambes. Celle de gauche me faisait mal, mais rien d’inquiétant. Je n’avais que le genou contusionné. Je roulai péniblement sur le flanc, écrasée par mes jupes trempées. Cela dit, mes lourds vêtements m’avaient évité d’être plus grièvement blessée, en amortissant ma chute.
J’entendis un son plaintif au-dessus de ma tête, à peine audible dans le tumulte de l’orage. Je Etourdie, je levai les yeux et vis la tête du cheval émergeant d’un buisson, quelque dix mètres plus haut. Sous le buisson, le terrain tombait en pente raide. Vers le bas, une longue traînée noire indiquait l’endroit où j’avais atterri avant de glisser.
Sans que je m’en rende compte, nous nous étions tenus au bord de ce petit précipice caché par une épaisse rangée de ronces. Dans sa panique, le cheval s’était précipité vers lui puis, ayant senti le danger au dernier moment, il avait freiné des quatre fers, m’envoyant bouler dans le ravin.
— Pauvre idiot ! hurlai-je à ma monture en me demandant soudain si ce n’était pas là son nom allemand. « J’aurais pu me casser le cou ! »
D’une main encore tremblante j’essuyai la boue sur mon visage et cherchai un moyen de remonter sur la corniche.
Il n’y en avait pas. Devant moi se dressait le mur de boue que j’avais dévalé et qui, plus loin, fusionnait avec l’une des cornes de granit.
Derrière moi, la falaise rocheuse se prolongeait en fusionnant avec l’une des cornes de granit. Devant moi, elle se terminait abruptement dans une petite cavité tout en bas. La pente au milieu de laquelle je me trouvais se poursuivait pour tomber dans cette même cavité, s’enfonçant dans des massifs de bois jaune et de sumac jusqu’aux rives d’un petit torrent, une trentaine de mètres plus bas. Je demeurai immobile, réfléchissant. Personne ne savait où j’étais. Moi non plus, d’ailleurs. Pire encore, personne ne me chercherait avant un long moment. Vu l’orage, Jamie croirait sûrement que j’étais je serais restée sagement chez les Mueller. De leur côté, les Mueller n’avaient n’auraient aucune raison de penser que je n’étais pas arrivée saine et sauve à la maison. Et même s’ils décidaient de vérifier, ils ne pourraient aller plus loin que le torrent en crue. Le temps qu’on découvre que la piste avait été emportée par la pluie, mes empreintes dans la boue seraient effacées.
J’étais indemne, c’était déjà ça. J’étais également à pied, seule, sans nourriture, relativement perdue et complètement trempée. Je n’avais qu’une certitude : je ne risquais pas de mourir de soif.
Les éclairs continuaient de strier le ciel comme des fourchettes se battant en duel mais le tonnerre s’était éloigné. Je ne craignais plus d’être foudroyée, avec tant de candidats mieux placés : des arbres gigantesques. Toutefois, trouver rapidement un abri me parut une bonne idée.
Il pleuvait toujours et les gouttes d’eau continuaient à tomber de mon nez avec une régulière monotonie. En boitillant sur mon genou meurtri et en jurant, je descendis la pente glissante jusqu’au petit torrent en contrebas, lui aussi gonflé par la pluie.
J’apercevais le haut de buissons submergés, leurs feuilles dérivant mollement dans le courant rapide. Il n’existait plus de berge à proprement parler et, me dirigeant vers le sud, je me frayai un passage entre des racines de houx et des cèdres rouges, scrutant la face rocheuse qui bordait la rive dans l’espoir de distinguer une grotte ou un creux où me réfugier.
Je ne découvris que des rochers tombés, noirs, humides. Difficile de s’y retrouver. A quelque distance, cependant, je vis quelque chose qui offrait une mince chance d’abri.
Un énorme cèdre rouge était tombé en travers du torrent, ses racines arrachées par l’eau qui en avait emporté la terre. Sa cime s’étalait sur l’autre rive, à moitié dans l’eau et sur les rochers ; son tronc s’inclinant à travers le ruisseau en formant un angle. De mon côté, l’immense réseau de ses racines se dressait en l’air, laissant un grand trou noir.
Ce n’était pas un abri complet, mais c’était nettement mieux que d’attendre debout sous la pluie ou couchée sous des buissons.
Je n’avais pas pris la peine de penser que cet abri pourrait attirer des ours, des pumas ou autres formes de faunes hostiles. Ce qui heureusement n’était pas le cas.
Un espace s’ouvrait sur environ un mètre cinquante, humide et sombre. Le toit se composait composé d’un enchevêtrement de racines, comme une tanière de blaireau semblait solide. Le sol en terre retournée était humide mais non boueux, et pour la première fois depuis des heures, la pluie ne martelait plus ma tête.
Epuisée, je me blottis dans le fond, ôtai mes chaussures trempées et m’assoupis aussitôt. Le froid de mes vêtements mouillés me plongea dans des visions de sang et d’enfantement, d’arbres, de rochers et de pluie. Je me réveillais fréquemment, dans la torpeur à demi consciente de l’épuisement total, pour me rendormir au bout de quelques secondes.
Je rêvai que j’accouchais. Je ne ressentais rien mais contemplais le petit crâne émergeant entre mes cuisses comme si j’étais à la fois la mère et la sage-femme. Je pris le bébé nu dans mes bras, couvert de nos sangs mêlés, et le tendis à son père. Je le donnai à Frank, mais ce fut Jamie qui écarta la couverture qui protégeait son visage en murmurant : « Qu’elle est belle ! »
Je me réveillai, me rendormis, me frayant un passage entre de gros rochers, contournant des cascades, cherchant instamment quelque chose que j’avais perdu. Je me réveillai à nouveau et me rendormis, poursuivie à travers bois par une présence effrayante et inconnue. Je me réveillai encore et me rendormis, tenant un couteau à la main, la lame rouge de sang, mais le sang de qui ?
Puis je fus réveillée, complètement cette fois, par une senteur de brûlé. La pluie
avait cessé. Je pensais que le silence m’avait réveillée. Je humai l’air. L’odeur ne faisait pas partie d’un rêve, elle était réelle.
Je mis la tête hors de mon terrier comme un escargot sortant précautionneusement de sa coquille. Le ciel était gris mauve, avec de grandes traînées orange au-dessus des montagnes. La forêt autour de moi était calme, gouttant tranquillement. Le soir était presque tombé et les ombres se rassemblaient dans les creux.
Je m’extirpai de mon trou.
Dans mon dos je n’entendais que les gargouillis du ruisseau se précipitant à toute allure. Le sol s’élevait jusqu’à une petite crête sur laquelle Non loin, j’aperçus la source de la fumée : un grand peuplier baumier avait été frappé par la foudre. Une moitié restait couverte de feuilles vertes, l’autre était calcinée du pied à la cime. Une moitié présentait encore des feuilles vertes, sa cime touffue se découpant sur un ciel pâle. L’autre moitié était noircie et carbonisée sur tout un côté de son tronc massif. Des volutes de fumée blanche s’en échappaient, comme des fantômes fuyant la prison d’un magicien, et des lignes incandescentes luisaient çà et là sous la carcasse noircie.
Je cherchai mes souliers et, ne les trouvai pas dans le noir. Sans m’en soucier, je me dirigeai pieds nus et essoufflée par l’effort vers l’arbre foudroyé. Les muscles raidis par le sommeil et le froid, je me sentais comme un arbre qui s’éveille à la vie, et étend ses racines noueuses et maladroites. Il faisait chaud, merveilleusement chaud près de l’arbre. L’air était chargé d’une odeur de cendre et de suie brulée, mais il faisait chaud. Je m’approchai le plus possible, ouvrant grand ma cape, et m’arrêtai, en nage.
Au bout d’un moment, je sentis la vie renaître en moi. Ma chair absorbait la chaleur et se ramollissait, me redonnait l’impression d’être humaine. Mais à mesure que le sang se remettait à couler dans mes veines, mes contusions commencèrent à me faire mal et je sentis à quel point j’avais faim. Mon dernier petit déjeuner était déjà loin.
Vraisemblablement, mon prochain dîner aussi. La nuit tombait et j’étais toujours aussi perdue. Je lançai un regard vers le haut de la crête. Aucun signe du maudit cheval.
— Traître ! marmonnai-je.
Il avait dû partir vivre sa vie au sein d’un troupeau de wapitis. Je me frottai les mains. Mes vêtements étaient presque secs mais la température baissait. La nuit serait fraîche. Valait-il mieux la passer ici, à découvert près de l’arbre foudroyé, ou me réfugier dans ma tanière pendant que j’y voyais encore assez clair ?
Un craquement dans le tronc noir en décida pour moi. L’arbre se refroidissait vite. Bien qu’il demeurât chaud au toucher, le feu s’était éteint. Il ne dissuaderait pas d’éventuels prédateurs nocturnes. En l’absence de feu et d’arme, ma seule défense était celle des souris et des lapins : rester cachée. Mais je devais récupérer mes chaussures.
Abandonnant à contrecœur les derniers vestiges de chaleur, je revins vers le cèdre couché. En me glissant dans le trou, je distinguai une tache pâle dans un coin sombre. J’avançai la main, croyant avoir découvert mes mocassins, mais au lieu de la souplesse du daim, mes doigts rencontrèrent une surface lisse et dure.
Mon instinct identifia l’objet avant même que mon cerveau n’ait trouvé le mot et je retirai ma main. J’attendis un instant, le cœur battant. Puis la curiosité l’emporta sur la peur atavique et je me mis à gratter la terre pour le déterrer.
C’était un crâne, complet avec le maxillaire inférieur qui n’était plus attaché que par quelques ligaments desséchés. Un fragment de vertèbre brisée pendait mollement du
grand foramen.
— Combien de temps un homme peut-il rester en terre avant de pourrir ? murmurai-je.
Je le tournai entre mes mains. Les os étaient froids, légèrement rugueux à cause de l’exposition à l’humidité. La lumière trop faible ne me permettait pas d’en distinguer les détails mais je sentais les crêtes épaisses des orbites et l’émail glissant des canines. Ce devait être un homme, assez jeune. Il avait encore la plupart de ses dents et elles n’étaient pas usées… du moins, me semblait-il.
Combien de temps ? « Huit à neuf ans », avait dit le fossoyeur à Hamlet. J’ignorais si Shakespeare s’y entendait en médecine légale mais cela me paraissait une bonne estimation. Celui-ci devait donc être mort depuis plus de neuf ans.
Comment était-il arrivé ici ? Par la violence, me répondit d’abord mon instinct, ce que confirma mon cerveau quelques instants plus tard. Un explorateur pouvait mourir d’épuisement, de maladie ou de faim… mais non pas finir enterré sous un arbre !
Les Cherokees et les Tuscaroras enterraient leurs morts. Mais pas de cette manière, seuls dans un trou. Et pas en pièces détachées. Ce fut le fragment de vertèbre qui me mit la puce à l’oreille : les bords étaient écrasés et la face antérieure brisée net.
— Tu as dû fortement déplaire à quelqu’un, mon vieux, remarquai-je à voix haute. « Il ne s’est pas contenté du scalp, il voulait la tête tout entière ! »
Le reste du corps était-il dans les parages ? J’hésitai un instant mais, après tout, je n’avais rien de mieux à faire. Je ne pourrais aller nulle part avant le lever du jour et la découverte du crâne m’avait ôté toute envie de dormir. Je posai mon nouveau compagnon sur le côté et me mis à gratter les murs de mon refuge creuser.
Il faisait maintenant entièrement nuit, mais même les nuits les plus sombres à l’extérieur sont rarement complètement sans lumière. Le ciel était couvert de nuages qui réfléchissaient la lumière, même dans mon petit terrier.
La terre sablonneuse était molle et facile à creuser mais, au bout de quelques minutes, mes doigts et mes articulations étaient à vif et je dus m’aider d’un bâton. Celui-ci finit par heurter une surface dure. Ce n’était pas de l’os. Pas plus que du métal. De la pierre, déduisis-je en caressant l’ovale noir. Un simple galet de la rivière ? Non, la surface était lisse, mais je sentais de petites incisions au bout de mes doigts, une sorte d’écriture. Malheureusement, je n’y voyais rien.
Je poursuivis mes fouilles quelque temps, sans résultat. Soit le reste de mon camarade n’était pas là, soit il était profondément enfoui, auquel cas je n’avais aucune chance de le retrouver. Je mis la pierre dans ma poche, m’assis sur les talons et essuyai mes mains pleines de terre sur mes jupes. Au moins, l’exercice m’avait réchauffée.
Je m’installai dans un coin et plaçai le crâne sur mes genoux. Aussi sinistre fût-il, c’était toujours une compagnie. Je me rendais compte que tous mes gestes depuis une heure ou deux n’étaient qu’un moyen d’occuper mon esprit afin de lutter contre la panique que je sentais mijoter sous la surface de ma conscience, prête à jaillir. La nuit s’annonçait longue.
— Alors, mon vieux… dis-je au crâne. Tu as lu quelque chose d’intéressant dernièrement ? Non, j’imagine que tu ne te tiens plus au courant des dernières nouveautés. Un peu de poésie, peut-être ?
Je m’éclaircis la gorge et, espérant que la grande poésie anglaise aurait le même effet dissuasif sur les ours et les jaguars qu’un bon feu de camp, je me lançai dans Keats. Je commençai par L’Ode sur une urne grecque, et enchaînai avec La Belle Dame sans merci.
— « Eclatante étoile, puissé-je comme toi être fixé en repos… » déclamai-je. J’ai oublié la suite, mais ce n’était pas mal non ? Et si on essayait un peu de Shelley ? L’Ode au Vent d’Ouest est tout aussi jolie. Je suis sûre que cela te plairait.
Je n’avais aucune raison de penser que mon camarade était un indien plutôt qu’un européen mais la pensée me traversa l’esprit, peut-être à cause de la pierre qui l’accompagnait. Tremblante, je repris ma récitation, espérant que la grande poésie anglaise aurait le même effet dissuasif sur les ours et les jaguars qu’un bon feu de camp.
Fais de moi ta lyre, comme l’est la forêt :
Qu’importe si mes feuilles tombent, comme les siennes !
Le tumulte de tes puissantes harmonies
Tirera de tous deux un son profond d’automne,
Doux, malgré sa tristesse. Sois, âme farouche,
Mon âme ! Sois moi-même, vent impétueux !
Chasse mes pensées mortes par-dessus l’univers,
Feuillage desséché d’où renaisse la vie !
Et par l’incantation de ces vers,
Disperse, comme d’un foyer inextinguible
Cendres et étincelles, mes paroles parmi l’humanité !
Sois par mes lèvres, pour la terre assoupie encore,
La trompette d’une prophétie ! 0, Vent,
Soudain, je m’interrompis. La strophe finale mourut sur mes lèvres. Une lumière apparaissait sur la crête. Une toute petite lueur, qui prenait de l’intensité. Tout d’abord, je crus que le vent avait simplement ranimé des braises de l’arbre calciné, mais la lumière bougea. Elle glissait vers le bas de la colline, flottant au-dessus des buissons.
Je bondis sur mes pieds et me rendis compte que je n’avais pas de chaussures. Je les cherchai frénétiquement autour de moi, palpant le sol de ma tanière. Elles n’étaient nulle part.
Je calai le crâne sous mon bras et, pieds nus, me tournai vers la lumière.
J’observai la lumière qui descendait vers moi comme une fleur d’asclépiade portée par le vent. Une pensée flottait dans mon esprit tétanisé, un vers de Shelley : « Ennemi, je te défie ! L’esprit tranquille et concentré… » Shelley avait beaucoup plus de cran que moi. Je serrai le crâne contre mon ventre. Ce n’était pas vraiment une arme, mais, de toute manière, quelque chose me disait qu’un couteau ou un pistolet ne me serait d’aucune utilité contre ce qui approchait.
Non seulement je voyais mal quelqu’un se promenant dans la forêt déserte et trempée à cette heure tardive, mais, en outre, la lumière ne pouvait provenir d’une torche de pin ou d’une lampe à huile. Elle ne vacillait pas mais brûlait en diffusant une auréole douce et stable.
Elle flottait à moins de deux mètres du sol, à peu près à la hauteur où un être humain tiendrait une torche. Elle se déplaçait à la vitesse d’un homme en marche, tressautant légèrement à chaque pas.
Je me tapis dans mon trou, à moitié cachée derrière le rebord de terre et de racines.
J’étais frigorifiée mais je pouvais sentir l’odeur rance de ma propre peur tandis que la sueur coulait le long de mes côtés. Mes orteils engourdis se recroquevillèrent dans la terre, prêts à courir.
J’avais déjà aperçu les feux de St Elme sur la mer. Aussi étrange que cela puisse paraître, son craquement bleu liquide ne ressemblait pas du tout à la lumière pâle qui approchait. Celui-ci n’avait ni étincelle ni couleur ; seulement une lueur spectrale. Gaz des marais disaient les habitants de Cross Creek quand on mentionnait les lumières de la montagne.
— Ah m’exclamai-je sans bruit. Gaz des marais ! Mon œil !!
La lumière traversa un taillis d’aulnes, puis avança dans l’espace dégagé devant moi.
Ce n’était pas du gaz des marais.
Il était grand et nu, hormis un pagne minuscule. Son corps était couvert de peinture : de longues rayures rouges le long des bras, des jambes et du torse, le visage barbouillé de noir du front au menton. Ses cheveux étaient enduits de graisse et hérissés sur son crâne, formant une crête de coq d’où pointaient deux plumes de dindon.
J’étais invisible, dans l’obscurité de mon refuge, alors que sa torche le plongeait dans une lumière dorée douce, faisant luire son torse et ses épaules glabres, creusant ses orbites. Pourtant, il savait que j’étais là.
Je n’osai bouger, retenant mon souffle. Il se tenait à quatre mètres de moi, le regard fixé sur le trou noir où je me trouvais, comme si c’était en plein jour. La lumière de sa torche brûlait de façon régulière et sans émettre le moindre son, pâle comme une bougie de cadavre, mais son bois ne se consumait pas.
Un long moment s’écoula avant que je ne me rende compte que je n’avais plus peur. J’avais toujours froid, mais les battements de mon cœur avaient retrouvé leur rythme normal et mes orteils nus s’étaient dépliés.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demandai-je.
C’est alors que je pris conscience d’une forme de communication, un échange sans paroles. Ce n’était pas un dialogue, mais quelque chose passait entre nous.
Le ciel s’était ouvert, l Les nuages s’étaient levés fuyaient fuyant devant la brise, et de longues traînées de poussière d’étoiles apparaissaient derrière le manteau déchiré de la nuit. La forêt était paisible, remplie de ces sonorités d’après la pluie : les craquements et les soupirs des grands arbres, les bruissements des fourrés, le gargouillis lointain des cours d’eau gorgés par le récent déluge.
J’inspirai profondément, revigorée. L’air était chargé de parfums végétaux qui s’entrelaçaient avec les odeurs de la tempête : les rochers mouillés, la terre humide et la brume montante et un fort relent d’ozone, aussi soudain que la foudre qui avait frappé l’arbre.La terre, l’air, le feu, l’eau… j’étais encerclée par les quatre éléments, à leur merci.
— Qu’est-ce que vous voulez ? répétai-je, me sentant impuissante. Je ne peux rien faire pour vous. Je sais que vous êtes là, je vous vois. Mais c’est tout.
Il ne bougea pas, ne prononça pas une parole. Pourtant, une pensée très claire se forma dans mon esprit, que j’énonçai d’une voix qui n’était pas la mienne :
— Assez !
— Ça suffit !
Tranquillement, il tourna les talons et s’éloigna. Lorsqu’il eut parcouru une vingtaine de mètres la lueur de sa torche disparut comme une flamme qu’on aurait mouchée la dernière lueur du crépuscule dans la nuit.
— Oh ! fis-je… avant de me mettre à trembler. Je m’assis par terre, le crâne, presque oublié, toujours dans mes mains.
Je restai un long moment sans bouger, tendant l’oreille. Il ne se passait plus rien. Autour de moi se dressaient les montagnes, noires et insondables. Au matin, je pourrais peut-être retrouver mon chemin, mais, pour le moment, errer dans l’obscurité ne pouvait que me mener au désastre.
Je n’avais plus peur. Toutes mes angoisses s’étaient envolées lors de la rencontre avec… le je-ne-sais-quoi. J’avais encore très froid et très très faim.)Je Posant le crâne par terre à côté de moi, je me couchai me roulai en boule dans le fond de ma cachette,, rabattis les pans de ma cape autour de moi. Dans ma tanière froide, je mis beaucoup de temps à m’endormir en regardant les étoiles du soir virevolter à travers les nuages.
Je tentai en vain de trouver un sens à ce qui venait de se passer mais il ne s’était rien passé. Et pourtant, il avait été là. La sensation de sa présence m’accompagnait, vaguement réconfortante, et je finis par m’endormir, la joue calée sur un tas de feuilles mortes.
En raison du froid et de la faim, je fis de mauvais rêves, une suite d’images décousues. Des arbres frappés par la foudre, scintillant comme des torches. Des arbres déracinés marchant de façon saccadée sur leurs racines.
Etendue sous la pluie, la gorge tranchée, le sang chaud s’écoulant sur ma poitrine, maigre réconfort sur ma peau fraîche. Les doigts engourdis, incapables de bouger. L’eau frappant ma peau comme une pluie de grêle, chaque goutte froide semblable à un coup de marteau et puis la pluie elle-même chaude et douce sur mon visage. Enterrée vivante, la terre noire s’abattant sur mes yeux ouverts.
Je me réveillai le cœur battant et restai silencieuse. Il faisait nuit noire maintenant, le ciel s’étendait dégagé et sans fin au-dessus de moi, et j’étais étendue dans un noir profond. Quelques instants plus tard, je me rendormis, poursuivie par mes rêves.
Des loups hurlaient hurlant au loin. Fuyant paniqués à travers une forêt de trembles blancs enfouis sous la neige, leur sève rouge luisant comme des gemmes de sang sur des troncs de papier blanc.
Un homme nu se dressant soudain parmi les arbres sanglants en sang.Une crête fendait son crâne chauve. Une crête de cheveux noirs et gras sur son crâne chauve. Des yeux profonds, un sourire brisé et le sang sur son torse était plus rouge que celui la sève des arbres.
Des loups beaucoup plus près. Hurlant et aboyant, l’odeur du sang chaud dans mon nez, courant avec la meute et la fuyant en même temps. Courant toujours, le sang avec un goût de métal dans la bouche, un picotement dans le nez. La faim et la poursuite. La mort et le sang. Le cœur martelant, le sang galopant dans les veines, la peur panique de la proie.
Je sentis mon bras craquer comme le claquement d’une branche sèche, et comme le goût de la moelle chaude, salée, et glissante sur ma langue.
Quelque chose frôla mon visage et j’ouvris les yeux. Deux grandes prunelles jaunes sondaient les miennes, me fixant au-dessus de la gueule d’un loup aux canines éclatantes. Je hurlai et frappai la bête de toutes mes forces. Elle recula d’un pas en lâchant un « Wouf ! » perplexe.
Je me redressai à genoux, étourdie par le réveil brutal. Le jour venait de se lever, baignant le chien dans une lumière pâle et dans sa tendre lumière m’apparut l’énorme silhouette noire de.... Rollo.
— Mon Dieu ! Mais… qu’est-ce… que tu fabriques ici, espèce de… sale bête dégoutante ? balbutiai-je.
Je tendis la main vers lui mais une autre main descendit du ciel et me saisit le poignet.
Jamie me hissa hors de mon trou et m’étreignit très fort tout en me tapotant le dos à la recherche d’éventuelles blessures. La laine de son plaid était douce contre ma joue et le parfum de lessive mêlé à son odeur mâle me ranima comme une bouffée d’oxygène.
— Ça va, Sassenach ? Tu n’as rien ?
— Non… si, répondis-je avant de m’effondrer en sanglots.
Cela ne dura pas longtemps. Ce n’était que le choc du soulagement. J’essayai de le lui expliquer mais il ne m’écoutait pas. Il me souleva de terre comme le paquet de linge sale que j’étais et m’emporta vers la rivière.
— Chut, chut… dit-il en me serrant contre lui. Chut, mo chridhe. Tout va bien, maintenant. Je suis là.
J’étais encore engourdie par le froid et mes rêves. Après être restée si longtemps sans entendre d’autre voix que la mienne, la sienne me paraissait irréelle et dure difficile à comprendre. Sa poigne chaleureuse était elle bien réelle.
— Attends ! dis-je soudain, en lui attrapant la chemise. Repose-moi par terre, j’ai oublié…
— Bon sang ! Oncle Jamie, regarde ça !
Jamie se retourna, en me portant toujours dans ses bras. Ian se tenait devant l’ouverture de mon refuge, brandissant le crâne. Je sentis les muscles de Jamie se raidir quand il le vit.
— Seigneur Sassenach ! Qu’est-ce que c’est ?
— Tu devrais plutôt demander : « Qui est-ce ? » Je n’en sais rien. En tout cas, c’est un type sympa. Il m’a tenu compagnie toute la nuit. Tu ne devrais pas laisser Rollo jouer avec lui, Ian, il n’aimerait pas ça.
Le chien inspectait le crâne avec une curiosité intense, ses narines palpitantes.
Jamie baissa des yeux inquiets vers moi.
— Tu es sûre que tu vas bien, Sassenach ?
— Non. J’ai froid et je meurs de faim, dis-je en reprenant mes esprits. « Tu n’aurais pas apporté un petit quelque chose à grignoter, par hasard ? » demandai-je d’une voix envieuse. « Je pourrais tuer pour une assiette d’œufs. »
Il me posa sur le sol et fouilla dans son sporran.
— Malheureusement non. Je suis parti si vite que je n’y ai pas pensé, mais j’ai ma petite flasque d’eau-de-vie, si tu veux. Ça te fera du bien, Sassenach. Ensuite, tu me diras comment tu t’es débrouillée pour atterrir ici.
Je me laissai tomber sur un rocher et bus plusieurs gorgées avides d’alcool. La flasque tremblotait dans ma main mais les frissons passèrent dès que le liquide ambré eut traversé les parois de mon estomac vide pour se diffuser dans mon sang.
Jamie se tenait derrière moi, une main sur mon épaule.
— Tu es ici depuis combien de temps, Sassenach ? me demanda-t-il doucement.
— Depuis hier, un peu avant midi. Ce maudit cheval… au fait, je crois que son vrai nom, c’est Judas… m’a fait tomber de cette crête là-haut, tu vois ?
Je pointai le doigt vers le sommet de la pente, puis un soupçon me traversa l’esprit.
Au milieu de nulle part était une description appropriée de l’endroit pensai-je. Cela aurait pu être n’importe quel trou anonyme au fin fond de ces collines. Une pensée me traversa l’esprit. J’aurais dû en avoir conscience bien avant si je n’avais pas eu aussi froid, ni été aussi secouée.
— Comment diable m’avez-vous retrouvée ? C’est un des fils Mueller qui m’a suivie ou… ne me dis pas que c’est le cheval qui vous a conduits jusqu’à moi, comme Lassie ?
— Je ne connais pas de Lassie et nous n’avons pas vu votre cheval, Tante Claire, intervint Ian. C’est Rollo qui vous a retrouvée.
Il regardait fièrement le chien, affable et digne, comme si ce dernier était coutumier de ce genre d’action.
Médusée, je m’exclamai :
— Mais alors, si le cheval n’est pas rentré, comment avez-vous su que je n’étais plus chez les Mueller ? Et comment Rollo a-t-il pu…
Je m’interrompis, voyant les deux hommes échanger un regard étrange.
Ian haussa les épaules, indiquant à Jamie qui c’était à lui de parler. Ce dernier s’accroupit devant moi, souleva l’ourlet de ma jupe et prit mes pieds glacés dans ses grandes mains chaudes.
— Dis-moi, Sassenach, où as-tu perdu tes chaussures ?
— Tes pieds sont gelés Sassenach, dit-il calmement. Où as-tu perdu tes chaussures ?
— Quelque part par là-bas, répondis-je en indiquant le grand arbre couché. « Elles doivent y être encore. Je les ai enlevées pour traverser le torrent et les ai posées mais je n’ai jamais pu les retrouver dans le noir. »
— Elles n’y sont plus, Tante Claire, observa Ian.
Il avait parlé d’une voix si bizarre que je levai les yeux vers lui, surprise. Il tenait toujours le crâne et le faisait tournoyer dans ses mains.
— Non, elles n’y sont pas.
La tête de Jamie était penchée pendant qu’il réchauffait mes pieds. Je pouvais voir le reflet de la première heure matinale cuivrer ses cheveux dénoués et emmêlés comme s’il venait de se lever.
— J’étais couché quand cette bête est devenue comme folle, dit Jamie en faisant un geste vers Rollo. Il aboyait, hurlait et se jetait contre la porte comme si le diable était de l’autre côté.
— J’ai essayé de le calmer, mais il n’y a rien eu à faire, précisa Ian.
— Oui, confirma Jamie. Il était tellement énervé qu’il en bavait et j’ai cru qu’il était devenu fou. J’ai eu peur qu’il ne se nous fasse du mal, alors j’ai demandé à Ian d’ouvrir la porte pour le laisser sortir.
Il se cala sur ses talons et fixa mes pieds en fronçant les sourcils.
— Et alors ? demandai-je. Le diable était vraiment de l’autre côté ?
— Non. On a fouillé la clairière de l’enclos jusqu’à la source et on n’a rien trouvé… sauf ça.
Il ouvrit son sporran et en extirpa mes chaussures deux mocassins froissés Puis il leva les yeux vers moi, le visage impassible.
— Quand on est revenus à la cabane, ils elles étaient posées sur le seuil de la porte, côte à côte.
Mes cheveux se dressèrent sur mon crâne ma tête. Du coup, je bus une grande gorgée d’eau-de-vie.
— Rollo est parti en trombe vers la forêt, reprit Ian. Il est revenu quelques minutes plus tard. Il s’est mis à renifler vos chaussures et à gémir.
— J’ai bien failli faire pareil, dit Jamie d’une voix éraillée, les yeux toujours noirs de peur.
Je déglutis, mais ma bouche était trop sèche pour que je puisse parler.
Jamie glissa un mocassin soulier à mon pied, puis l’autre. Ils étaient humides mais légèrement réchauffés par la chaleur de son corps.
— J’ai cru que tu étais morte, ma Cendrillon, murmura-t-il. Ian, emporté par son récit, ne l’entendit pas.
— Ce chien est tellement intelligent ! s’exclama-t-il. Il est parti comme une flèche, comme s’il avait flairé un lapin. On a eu juste le temps d’attraper nos plaids et une torche, et de le suivre. Pas vrai, Rollo ?
Il gratta affectueusement la tête du chien.
L’eau-de-vie bourdonnait dans mon crâne, m’enveloppant dans une poche de douceur. Mais j’avais encore assez de bon sens pour me rendre compte que si Rollo avait retrouvé ma trace.... c’est que quelqu’un avait fait tout le chemin, mes chaussures aux pieds.
Je me raclai la gorge et demandai d’une voix rauque :
— Vous… vous n’avez vu personne en chemin ?
— Non, ma Tante. Et vous ?
Jamie tourna vers moi son visage creusé par la fatigue et l’inquiétude. Je n’étais pas la seule à avoir passé une nuit longue et agitée.
— Si, répondis-je. Mais on en reparlera plus tard. Pour le moment, j’ai l’impression de m’être transformée en citrouille. Rentrons à la maison.
Jamie était venu avec les des chevaux, mais faute de pouvoir les faire descendre dans le ravin, avait dû les laisser entravés attachés en haut de la crête. Nous dûmes patauger dans le torrent en crue puis escalader le versant escarpé. Mes épreuves m’avaient laissé les jambes flageolantes, et Jamie et Ian m’aidèrent à gravir la montagne, me poussant, me hissant, se relayant sans cesse pour faire avancer le fardeau que j’étais.
Chaque fois que nous marquions une pause pour reprendre notre souffle, Jamie pressait sa flasque entre mes lèvres.
— Tu ne devrais pas donner d’alcool à une personne souffrant d’hypothermie, lui indiquai-je entre deux longues gorgées.
— Je ne sais pas trop de quoi tu souffres, Sassenach, mais tu souffriras moins en buvant un peu d’eau-de-vie.
L’atmosphère était encore fraîche à cause de la pluie mais son visage était rougi par l’effort de la montée. S’essuyant le front avec son plaid il ajouta :
— Et puis si tu tournes de l’œil, tant mieux. Tu seras plus facile à porter. Seigneur, c’est aussi difficile que de sortir un jeune veau du ventre de sa mère.
— Désolée, répondis-je.
Je m’étais couchée sur le sol, fermant les yeux et essayant de ne pas vomir. Le ciel tournait dans un sens et mon estomac dans l’autre.
— Arrête, Rollo ! lança Ian un peu plus loin.
Je rouvris les yeux et vis Ian essayer d’éloigner le chien du crâne que j’avais tenu à emporter.
En plein jour, il était nettement moins impressionnant. Taché et décoloré par la terre dans laquelle il était resté enfoui si longtemps, il ressemblait à une grosse pierre lisse jaune façonnée par les éléments. Plusieurs dents étaient cassées ou tombées, mais les os semblaient intacts.
— Qu’est-ce que tu comptes faire au juste de ton prince Charmant ? demanda Jamie.
Il contemplait ma trouvaille d’un œil critique. Il n’était plus cramoisi et avait récupéré son souffle. Il me regarda, et souriant, dégagea les cheveux de mes yeux.
— Ça va Sassenach ?
— Mieux, l’assurai-je en me redressant.
Le paysage n’était pas encore complètement stable autour de moi mais l’eau-de-vie qui coulait dans mes veines rendait maintenant le trajet plus agréable, comme des arbres défilant derrière les fenêtres d’un train.
— On devrait peut-être lui donner une vraie sépulture chrétienne, suggéra Ian.
— Je ne crois pas qu’il apprécierait, répondis-je. Il n’était probablement pas chrétien.
Je refoulai l’image du mystérieux inconnu que j’avais vu la veille. S’il était vrai que certains Indiens avaient été convertis par les missionnaires, je doutais que ce fût le cas de cet homme nu, couvert de peinture et de plumes.
— J’ai découvert ça à côté de lui, déclarai-je en sortant la pierre de ma poche.
Elle était d’une couleur terreuse, formant un ovale irrégulier dans le creux de ma main. L’une des faces était plate, l’autre arrondie et lisse comme un galet. Je la retournai et écarquillai les yeux.
La partie plate était effectivement gravée d’un symbole en spirale, comme un serpent s’enroulant sur lui-même. Mais ce n’était pas la gravure qui poussa Jamie et Ian, tête contre tête, à regarder la pierre dans ma main.
Un coin de la partie arrondie avait été entaillé et l’intérieur était illuminé de flammes rouges, jaunes et vertes. brûlait comme un feu ardent, dont les petites flammes vertes, orange et rouges semblaient chercher désespérément la lumière.
— Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que c’est ? souffla Ian.
— C’est une opale, et d’une sacrée taille ! répondit Jamie.
Il toucha la pierre du bout du doigt comme pour s’assurer qu’elle était bien réelle.
Puis il se passa la main dans les cheveux, perplexe.
— On dit que les opales sont des pierres de malheur, Sassenach.
Je crus d’abord qu’il plaisantait mais, il semblait mal à l’aise. Tout Bien que homme cultivé et ayant beaucoup voyagé, qu’il était, il n’en était pas moins un Highlander et, comme ses compatriotes, il plaisantait rarement avec les croyait fermement aux superstitions, même s’il le montrait rarement.
Ha, pensai-je en moi-même. C’est toi qui a passé la nuit avec un fantôme et tu crois que c’est lui le superstitieux ?
— Mais non ! dis-je en haussant les épaules avec plus de conviction que je n’en ressentais. Ce n’est qu’une pierre.
— Elles ne sont pas toutes maléfiques, oncle Jamie, intervint Ian. Maman a une bague en opale reçue de sa mère… pas aussi grosse que celle-ci, bien entendu, mais elle dit que c’est une pierre qui absorbe les vibrations de son propriétaire. Si, avant toi, elle a appartenu à quelqu’un de bien, elle te portera chance. Sinon…
Jamie esquissa un geste vers le crâne.
— Si elle appartenait à ce type, on ne peut pas dire qu’elle lui ait été très bénéfique.
— En tout cas, on sait qu’on ne l’a pas tué pour la lui voler, observai-je.
— Peut-être que ses assassins n’en ont pas voulu parce qu’ils savaient qu’elle était mauvaise, suggéra Ian tout en l’observant d’un air inquiet. On devrait peut-être la remettre à sa place, Tante Claire.
— Elle a sans doute de la valeur, objectai-je.
— Ah ! dit Jamie.
Les deux hommes réfléchirent un moment, partagés entre la superstition et le sens pratique.
— Bah ! fit enfin Jamie un sourire aux lèvres. On n’a qu’à la conserver pendant un moment. Donne-la-moi, Sassenach. Je vais la porter. Si je suis frappé par la foudre ou quelque chose comme ça, tu n’auras qu’à la remettre où tu l’as prise.
Je me relevai péniblement en prenant appui sur son épaule. Ma tête tournait mais je pouvais tenir debout. Jamie me prit la pierre des mains et la remit dans son sporran.
— Je l’apporterai à Nayawenne, déclarai-je. Elle saura peut-être ce que signifie le symbole.
— Bonne idée Sassenach, approuva Jamie. Et si le prince Charmant s’avère être un des membres de sa tribu, elle peut le garder, avec ma bénédiction !
Il fit un signe de tête vers le bosquet d’érables aux feuilles légèrement jaunies à une centaine de mètres
— Nous sommes presque arrivés.
— Les chevaux sont juste derrière. ce petit bois, Tu crois que tu pourras marcher jusque-là Sassenach ?
Je baissai les yeux vers mes pieds. Ils me paraissaient beaucoup plus éloignés que d’habitude.
— Je ne sais pas, je crois que j’ai un peu vraiment trop bu.
— Mais non, Tante Claire ! Papa dit toujours que, tant qu’on tient encore debout, c’est qu’on n’est pas saoul ! »
Cela fit rire Jamie qui balança le bout de son plaid par-dessus son épaule.
— Mon père disait qu’on n’était pas saoul tant qu’on pouvait trouver ses fesses à deux mains.
Un sourcil relevé, il jeta un coup d’œil à mon arrière-train mais pensa, plus sage de s’abstenir de tout commentaire.
Ian s’étrangla de rire puis se ressaisit.
— Eh bien, ce n’est plus très loin, Tante. Etes-vous certaine de pouvoir marcher ?
— Et moi je peux te dire que je ne vais pas la porter à nouveau, dit Jamie. Je ne veux pas me casser le dos.
Du bout des doigts, il prit le crâne des mains de Ian et le posa délicatement sur mes genoux.
— Attends ici avec ton petit ami, Sassenach, dit-il, pendant que Ian et moi récupérons les chevaux.
Nous rejoignîmes enfin Fraser’s Ridge au début de l’après-midi. Ce n’est qu’au début de l’après-midi que nous atteignîmes enfin Fraser’s Ridge. J’avais eu froid, j’avais été trempée jusqu’aux os, je n’avais rien mangé depuis près de deux jours et je me sentais abrutie vidée, sensation amplifiée tant par toute l’eau-de-vie bue et que par mes efforts pour expliquer les événements de la veille à Ian et à Jamie. Examinée à la lueur du jour, ma nuit semblait irréelle. A la lumière du jour, la nuit entière semblait irréelle.
Cela dit, à travers le filtre de la fatigue, de la faim et de l’alcool, rien n’avait l’air normal. Aussi, lorsque nous entrâmes dans la clairière et que je vis de la fumée
s’échapper de notre cheminée, je pensai d’abord qu’il s’agissait d’une nouvelle hallucination, jusqu’à ce que l’odeur du bois brûlé me chatouille les narines.
— Tu ne m’as pas dit que tu avais éteint le feu avant de partir ? demandai-je à Jamie. Une chance que la maison n’ait pas brûlée.
De tels accidents étaient fréquents. J’avais plus d’une fois entendu parler de maisons en bois complètement réduites en cendres à cause d’une cheminée mal entretenue.
— Si, répondit-il, rapidement inquiet en descendant de sa monture. « Il y a quelqu’un dans la cabane. Tu vois un connais ce cheval, Ian ? »
Ian se redressa sur ses étriers pour apercevoir l’enclos derrière la maison en contrebas.
— Oh, il y a la Mais c’est la carne de Tante Claire, (qui est rentrée toute seule) ! s’exclama-t-il. Avec un grand cheval.
De fait, mon cheval, ou plutôt Judas, attendait sagement dans l’enclos, dessellé, brossé, contant fleurette à en compagnie d’un grand hongre gris tout en se débarrassant mutuellement des mouches.
— Tu sais à qui il appartient ? » demandai-je.
Je n’avais pas encore mis pied à terre mais les quelques ondes de vertiges que je ressentais de temps à autre m’obligeaient à m’accrocher à la selle. Le sol sous le cheval semblait monter et descendre comme les vagues de l’océan.
— Non, mais son propriétaire est un ami. Il a nourri les bêtes et trait la chèvre.
Il indiqua la mangeoire remplie de foin et le seau de lait posé sur le banc, soigneusement recouvert d’un linge qui le protégeait pour le protéger des mouches.
Jamie sauta de selle puis me prit par la taille pour m’aider à descendre. « Allez, viens, Sassenach. » Il me prit par la taille pour m’aider à descendre. Je vais te mettre au lit avec une bonne tasse de thé. »
On nous avait entendus approcher. La porte de la cabane s’ouvrit et Duncan Innes apparut sur le seuil.
— Ah, te voilà, Mac Dubh ! lança-t-il. Qu’est-ce qui se passe ici ? Quand je suis arrivé ce matin, la chèvre poussait des cris à réveiller les morts, les pis pleins.
Il m’aperçut et son visage s’éclaira long visage triste pâlit de surprise.
— Madame Claire ! Il vous est arrivé quelque chose ? dit-il en voyant ma mine abattue et couverte de boue. J’étais un peu inquiet ce matin quand j’ai trouvé le cheval errant dans la nature avec votre coffret de remèdes accroché à la selle. Je vous ai appelée et cherchée en vain, alors j’ai ramené le cheval à la maison.
— Oui, j’ai eu un petit accident, mais c’est fini maintenant, répondis-je en tentant de me tenir droite.
Je n’en étais vraiment pas sûre. J’avais l’impression que ma tête avait triplé de volume.
— Au lit ! ordonna Jamie en m’attrapant par les bras avant que je ne tombe.
— Maintenant. Un bain d’abord, répondis-je.
Il se tourna vers la crique.
— Tu vas te geler ou te noyer, peut-être même les deux. Pour l’amour de Dieu, Sassenach, mange et va te coucher, tu pourras te laver demain.
— Non maintenant, de l’eau chaude et la bouilloire.
Je n’avais pas d’énergie à gaspiller dans une discussion prolongée mais je n’allais pas me coucher sale et je n’allais pas non plus laver les draps sales plus tard.
Jamie me regarda, exaspéré, puis capitula en roulant des yeux.
— De l’’eau chaude, et la bouilloire, maintenant donc, dit-il. « Ian, va chercher du bois et emmène Duncan voir les cochons. Je vais récurer ta tante
— Je peux me laver toute seule !
— Bon sang ! Bien sûr que non.
Il avait raison, mes doigts étaient si engourdis qu’ils ne pouvaient même pas défaire les crochets de mon corsage. Il me déshabilla comme si j’étais un enfant, balançant dans le coin ma jupe déchirée et mes jupons recouverts de boue, ainsi que ma chemise et mon corset qui, porté si longtemps, avait imprimé de profondes marques dans ma peau. Je grognai dans un mélange de douleur et de plaisir, frottant les marques rouges tandis que le sang revenait dans mon buste comprimé.
— Assieds-toi, dit-il en poussant un tabouret vers moi tandis que je m’écroulais
Il enroula une couverture autour de mes épaules, déposa devant moi une assiette avec un pain bannique rassis et fouina dans l’armoire à la recherche de savon, d’un gant de toilette et de serviettes.
Tout en grignotant le biscuit d’avoine sec, je lui demandai de bien vouloir récupérer la bouteille verte.
— J’ai besoin de me laver les cheveux.
— Mmphm.
Il émergea enfin, les mains pleines, dont une serviette et une bouteille pleine de mon shampooing maison à base de racines de Saponaire, d’huile de lupin, de feuilles de noix et de fleurs de calendula - je n’allais pas me laver les cheveux avec du savon à lessive. Il posa le tout sur la table ainsi que mon plus grand bol à mélanger et le remplit délicatement avec l’eau chaude du chaudron.
Puis, après l’avoir laissée refroidir légèrement, Jamie prit un chiffon et se pencha pour laver mes pieds.
La sensation de chaleur sur mes pieds douloureux et à moitié gelés était comparable à l’extase que j’aurais pu ressentir sur cette terre. Bien que fatiguée et à moitié saoule, j’avais l’impression de me dissoudre des pieds à la tête tandis qu’il me lavait entièrement.
— Où t’es-tu fait cela, Sassenach ?
Emergeant d’un état entre sommeil et réveil, je regardai confusément mon genou gauche. Il était gonflé et sa face interne avait pris la couleur bleu-violacée de la gentiane.
— Oh… ça c’est quand je suis tombée de mon cheval.
— C’était très irréfléchi de ta part, dit-il brusquement. Ne t’ai-je jamais dit et redit d’être très prudente tout particulièrement avec un nouveau cheval ? Tu ne peux absolument pas leur faire confiance tant que tu ne les as pas pratiqués un certain temps. Et tu n’es pas assez forte pour gérer un animal têtu ou ombrageux.
— Ce n’était pas une affaire de confiance, répondis-je admirant ses larges épaules courbées et doucement tendues sous sa chemise en lin tandis qu’il épongeait mon genou meurtri. “Il a eu peur de l’éclair et je suis tombée d’un rebord de 10 mètres.
— Tu aurais pu te tuer !
— Pendant un moment, je l’ai cru, dis-je en fermant les yeux et me balançant légèrement.
— Tu aurais dû mieux réfléchir, Sassenach ; tu n’aurais jamais dû te trouver de ce côté de la crête pour commencer, et encore moins toute seule ....
— Ce n’était pas de ma faute, répondis-je, ouvrant les yeux. La piste avait été engloutie, je devais la contourner.
Il m’observait, à travers ses yeux bridés comme deux fentes bleu nuit.
— Pour commencer, tu n’aurais pas dû partir de chez les Mueller sous une telle pluie ! N’étais-tu pas assez sensée pour savoir comment serait le terrain ?
Je me redressai péniblement tout en serrant la couverture contre ma poitrine.
Légèrement surprise, j’eus le sentiment qu’il était plus que simplement agacé.
— Et bien.... non, répondis-je tentant de rassembler mes esprits. Comment aurais-je pu savoir cela ? De plus…
Il m’interrompit en jetant violemment le gant dans le bol, éclaboussant toute la table.
— Tais-toi, dit-il. Je n’ai pas l’intention de discuter avec toi ! Je levai les yeux vers lui.
— Et qu’as-tu l’intention de faire ? Et où cela te mène-t-il de me crier dessus ? Je n’ai rien fait de mal !
Il inspira très fort par le nez. Puis il se leva, ramassa le gant du bol et l’essora délicatement. Il expira, s’agenouilla devant moi et me nettoya le visage.
— Non. Tu n’as rien fait de mal, en convint-il la bouche ironique. « Mais tu m’as fait la peur de ma vie, Sassenach, et ça me donne envie de te réprimander très fort, que tu le mérites ou non. »
— Oh.
J’eus d’abord envie de rire, puis ressentis du remords en voyant son visage si marqué. La manche de sa chemise était parsemée de boue et il y avait des feuilles de bardane et des sétaires sur ses bas, vestiges d’une nuit passée à me chercher dans les montagnes noires sans savoir où j’étais. Je lui avais fait une très grande peur, que je l’aie voulu ou non.
Je cherchais comment m’excuser mais ma langue était aussi engourdie que mes esprits. Finalement, je tendis la main vers ses cheveux et en retirai un chaton jaune pâle.
— Pourquoi ne me grondes-tu pas en gaélique ? Cela te soulagerait certainement tout autant et je n’en comprendrais que la moitié.
Avec un bruit de dérision très écossais, et d’une main ferme, il plongea ma tête dans le bol. Quand j’en ressortis, dégoulinante, il fit tomber une serviette sur ma tête et me frotta les cheveux de ses grandes mains fermes tout en parlant d’une voix menaçante comme un pasteur dénonçant le pêché du haut de sa chaire.
— Femme stupide, dit-il en gaélique. Tu n’as même pas la cervelle d’une mouche !
Des remarques suivantes, je ne retins que les mots “insensée” et “maladroite” mais cessai rapidement d’écouter. Je fermai les yeux et m’abandonnai au plaisir rêveur d’avoir les cheveux séchés puis brossés.
Ses gestes étaient sûrs et doux, probablement à force de s’être occupé des crinières des chevaux. Je l’avais vu leur parler quand il s’en occupait un peu comme il le faisait avec moi en ce moment, en gaélique, adoucissant ainsi la dureté du peignage ou du brossage. Je pensais cependant qu’il était plus élogieux avec les chevaux qu’avec moi.
Ses mains touchèrent mon cou, mon dos nu et mes épaules, des mouvements fugaces qui ramenèrent la vie dans ma peau. Je frissonnai mais laissai tomber la couverture sur mes genoux. Le feu donnait toujours, les flammes dansant sur le côté de la bouilloire, et il faisait assez chaud dans la pièce maintenant.
Sur le ton de la conversation, il décrivait maintenant toutes les choses qu’il aimerait faire avec moi, à commencer par me battre jusqu’au sang avec un bâton et ainsi de suite. La langue gaélique est très riche et Jamie ne manquait jamais d’imagination pour parler de violence ou de sexe. Qu’il l’ait vraiment envisagé ou non, je pensai que c’était une très bonne chose que je ne comprenne pas tout.
Je pouvais sentir la chaleur du feu sur ma poitrine et celle de Jamie contre mon dos. Le tissu de sa chemise caressa ma peau tandis qu’il se penchait pour attraper une bouteille sur l’étagère et je frissonnai à nouveau. S’en apercevant, il interrompit son monologue un moment.
— Tu as froid ?
— Non
— Bien.
La forte odeur de camphre me piqua le nez, et avant que je n’aie pu faire un geste, d’une large main me maintint fermement par l’épaule tandis de l’autre il faisait pénétrer l’huile sur ma poitrine.
— Arrête ! ça chatouille ! Je t’ai dit d’arrêter !
Il ne s’arrêta pas. Je me tortillai essayant en vain de m’échapper mais il était bien plus fort que moi.
— Reste tranquille, dit-il tandis que ses doigts, inexorablement, massaient en profondeur mes côtes, sous la clavicule, autour et sous mes seins tendres, me recouvrant de graisse aussi sûrement qu’un cochon de lait destiné à la broche.
— Salaud ! m’exclamai-je quand il me relâcha enfin, essoufflée de m’être débattue et d’avoir ri. Mon corps puait des odeurs de menthe poivrée et de camphre et ma peau luisait de transpiration du menton jusqu’au ventre.
Il me fit une grimace, se sentant vengé et sans aucun remords.
— Tu me le fais bien quand j’ai de la fièvre, souligna-t-il tout en s’essuyant les mains sur la serviette. “La graisse est bonne aussi bien pour moi que pour toi non ?”
— Je n’ai pas de fièvre ! Je ne renifle même pas !
— J’imagine que cela ne saurait tarder après avoir passé une nuit dehors et dormi dans des vêtements mouillés.
Il fit claquer sa langue avec désapprobation, comme l’aurait fait une femme au foyer écossaise.
— Tu ne l’as peut-être jamais fait toi ? Combien de fois as-tu déjà attrapé froid en dormant dehors ? demandai-je. Bonté divine ! tu as vécu dans une grotte pendant sept ans !
— Et passé trois d’entre elles à éternuer. Mais je suis un homme, crut-il bon d’ajouter, avec un illogisme parfait. Ne devrais-tu pas enfiler ta chemise de nuit, Sassenach ? Tu n’as rien sur le dos.
— J’avais remarqué. Mais porter des vêtements mouillés et avoir froid ne peuvent rendre malade, l’informai-je tout en cherchant la couverture sous la table.
Il souleva les sourcils.
— Ah non ?
— Absolument.
J’en ressortis en la tenant fermement.
— Je te l’ai déjà expliqué, ce sont les microbes qui rendent malades. Si je n’ai été exposée à aucun microbe, je ne peux pas tomber malade.
— Ah oui les micrrrrrrobes, dit-il roulant le “r” comme s’il avait des billes dans la bouche. “Mon Dieu” tu as un superbe cul et bien grassouillet ! Alors dis-moi pourquoi les gens sont-ils plus malades en hiver qu’au printemps ? J’imagine que les microbes se reproduisent aussi quand il fait froid.”
— Pas vraiment.
Me sentant tout à coup gênée, j’étalai la couverture pour l’enrouler à nouveau autour de mes épaules. Mais avant même que j’aie pu le faire il m’attrapa par le bras et m’attira à lui.
— Viens ici, dit-il inutilement.
Sans me laisser le temps de répondre, il m’asséna une violente tape sur les fesses, me retourna et m’embrassa, durement.
Il me relâcha et je manquai de tomber. J’enroulai mes bras autour de lui et il m’agrippa la taille, me stabilisant.
— Je me moque de savoir si ce sont les microbes, ou la nuit dehors ou n’importe quoi d’autre, dit-il, je ne te laisserai pas tomber malade. Fin de la discussion. Maintenant, enfile ta chemise et au lit !
C’était si bon de le tenir dans mes bras. La douceur du tissu de son plastron était fraîche opposée à la chaleur de mes seins huilés, la laine de son kilt râpait la peau nue de mes cuisses et de mon ventre, mais la sensation n’était en rien désagréable. Je me frottai doucement contre lui, comme une chatte contre un poteau.
— Au lit, répéta-t-il mais légèrement moins sévèrement.
— Mmmm, répondis-je lui faisant ainsi comprendre que je n’avais pas l’intention d’y aller seule.
— Non, répondit-il, s’agitant légèrement.
Je supposai qu’il voulait partir mais comme je ne cédais pas, le mouvement amplifia juste la situation entre nous.
— Mm-hmm, dis-je, m’agrippant fermement.
Bien qu’ivre, il ne m’avait pas échappé que Duncan passerait certainement la nuit sur le tapis devant la cheminée et Ian sur le lit gigogne. Bien que me sentant quelque peu désinhibée sur le moment, mes pensées n’allèrent pas aussi loin.
— Mon père m’a dit un jour qu’il ne fallait pas abuser des femmes qui ne tiennent pas la boisson, dit-il. Il cessa de se tortiller, mais recommença, plus lentement comme s’il ne pouvait pas s’en empêcher.
— Je ne suis pas ivre, je vais mieux, lui assurai-je puis ajoutai-je tout en me frottant d’un mouvement lent et rotatif : « De plus… je croyais t’avoir entendu dire qu’on n’était pas saoul tant qu’on pouvait toucher ses fesses à deux mains. »
Il me regarda et évalua la situation.
— Je regrette de te le dire, Sassenach, mais ce n’est pas ton derrière que tu tiens dans tes mains.... c’est le mien.
— Ce n’est pas grave, le rassurai-je. Nous sommes mariés. On partage tout. Une seule chair c’est le prêtre qui l’a dit.
— C’était peut-être une erreur de t’enduire de graisse, se murmura-t-il. Elle n’a jamais cet effet sur moi !
— Normal. Tu es un homme.
Il tenta une dernière esquive galante.
— Ne devrais-tu pas manger un morceau, femme ? Tu dois être affamée.
— Mm-hmm, dis-je. J’enfouis mon visage dans sa chemise et le mordis légèrement. « Insatiable ».
On raconte qu’après un terrible combat, une jeune paysanne découvrit le comte de Montrose gisant sur le champ de bataille, à moitié mort de froid et d’inanition. La jeune fille ôta son soulier, y versa de l’orge et de l’eau froide, agita le tout et nourrit le malheureux avec cette mixture, lui sauvant la vie.
Le bol qu’on remuait sous mon nez me rappelait étrangement cette histoire, si ce n’est que ma bouillie était chaude.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, inquiète.
Des grumeaux pâles flottaient à la surface d’un liquide bourbeux. On aurait dit des asticots noyés.
— De la soupe d’orge, répondit Ian fièrement, tout en contemplant fièrement le contenu du bol comme s’il s’agissait de son premier-né. Je l’ai préparée moi-même avec le sac que vous avez rapporté de chez les Mueller. Il contemplait le contenu du bol avec adoration comme s’il s’agissait de son premier-né.
— C’est gentil Merci, dis-je d’une voix faible.
Je bus une gorgée prudente. En dépit de son odeur de moisi, il ne l’avait sans doute pas préparée dans sa vieille botte crottée.
— C’est très bon, répondis-je. C’est vraiment très gentil de part Ian. Ian rosit de plaisir.
— Oh ce n’est rien. Allez-y, buvez, Tante Claire. Il y en a encore toute une marmite Tante Claire. Vous Voulez-vous que j’aille vous chercher un peu de fromage ? Je pourrais gratter les coins verts parties moisies.
— Non, ça ira comme ça, merci, répondis-je rapidement. Ah ! au fait, Ian, pourquoi ne prendrais-tu pas ton fusil pour aller nous chasser un écureuil ou un lapin ? Je crois que je serai assez remise ce soir pour nous préparer un bon dîner.
— Vraiment ? dit-il, rayonnant. Tant mieux. Si vous saviez ce qu’on a mangé pendant votre absence, oncle Jamie et moi !
Il m’abandonna sur mes oreillers se demandant quoi faire du bol de soupe. Je ne voulais pas la boire mais je me sentais comme une flaque de beurre chaud - douce et crémeuse, presque liquide - et l’idée de me lever me semblait une trop grande dépense d’énergie.
Jamie, ayant cessé ses remontrances, m’avait portée au lit, où il finit de me dégeler complètement. Je pensais que c’était une bonne chose qu’il n’aille pas chasser avec Ian. Il puait le camphre autant que moi et les animaux l’auraient senti à une lieue à la ronde.
Me bordant tendrement sous les couvertures, il me laissa me reposer tandis qu’il allait accueillir Duncan de façon plus formelle et lui offrir l’hospitalité de la maison.
Dès qu’il fut sorti, je reposai le bol et m’enfonçai dans mes oreillers. Après m’avoir aidée à faire un brin de toilette et à me coucher, Jamie était parti retrouver Duncan pour lui montrer les nouveautés du domaine. J’entendais le murmure grave de leurs voix devant la cabane. Ils se tenaient assis sur le banc près de la porte, goûtant les derniers rayons du soleil. Les longs faisceaux obliques traversaient la fenêtre et faisaient luire le bois et les objets en étain.
Le crâne était éclairé, lui aussi. Il était posé sur mon secrétaire, à côté d’une cruche de terre cuite remplie de fleurs et de mon cahier, formant une belle nature morte.
La vue du cahier m’extirpa de ma torpeur. L’accouchement de Petronella Mueller me paraissait déjà lointain et vague. Il valait mieux que j’en enregistre les détails pendant que je m’en souvenais encore.
Ainsi poussée par le devoir professionnel, je m’étirai, grognai et m’assis. Je me sentais encore légèrement étourdie et mes oreilles bourdonnaient des effets secondaires de l’ingestion de l’eau-de-vie. J’avais aussi mal un peu partout - certains endroits plus douloureux que d’autres, mais d’une manière générale, je fonctionnais à peu près normalement et je commençais aussi à avoir faim.
J’espérais vraiment que Ian rapporterait de la viande. Ce serait bien mieux que de surcharger mon estomac dérangé avec du fromage et du poisson salé. Un bon bouillon d’écureuil revigorant, parfumé aux oignons nouveaux et champignons séchés correspondrait parfaitement à la prescription d’un médecin.
En ce qui concernait le bouillon, je sortis laborieusement du lit, étirai mes membres raidis et me dirigeai en titubant vers l’âtre. Au passage, je et reversai le contenu de mon bol de soupe froide dans la marmite. Ian en avait préparé de la soupe d’avoine pour un régiment… un régiment d’Ecossais, sans nul doute. A force de vivre dans un pays où ne poussait pas grand-chose de comestible, ils étaient capables d’avaler des tonnes de céréales bouillies sans le moindre soupçon de condiments. Appartenant à une race moins robuste, je ne m’en sentais pas la force.
Le sac des Mueller était posé près de la cheminée, le jute encore trempé. Il me faudrait faire sécher l’orge avant qu’elle ne pourrisse. Mon genou meurtri protestant légèrement, J’allai chercher un grand plateau en roseaux tressés et je m’agenouillai pour étaler les grains humides en une fine couche sur un grand plateau en roseaux tressés.
—"Sera-t-il docile, Duncan ? »Par la fenêtre dont la tenture était relevée pour laisser passer l’air, je j’entendais clairement la voix de Jamie et sentais l’odeur de la pipe de Duncan.
— C’est une belle bête, disait Jamie. Costaud, mais avec le regard doux.
—"Oui, une belle bête, répéta fièrement Duncan. Et très sensible aussi. Mme Jo a envoyé son maître d’écurie au marché de Wilmington, en lui demandant de choisir un cheval qui pouvait être manœuvré d’une seule main.
— Mmphm… Oui, en tout cas, il a une robe superbe.
Le banc de bois craqua sous le poids des deux hommes. Je notai mentalement le faux-fuyant derrière le compliment de Jamie, et me demandai si Duncan l’avait remarqué lui aussi. C’était en partie de la simple condescendance. Jamie avait été élevé sur une selle et était un cavalier accompli. Il n’avait jamais eu besoin de ses mains pour manœuvrer un cheval. Je l’avais vu diriger sa monture avec uniquement grâce à d’une la simples pression des genoux et des cuisses, et galoper sur le champ de bataille les rênes nouées sur l’encolure afin de garder les mains libres pour manier son épée ou son pistolet.
Mais Duncan n’était ni un cavalier ni un soldat. Il avait été pêcheur près d’Ardrossan jusqu’à ce que le Soulèvement l’arrache, comme tant d’autres, à ses filets et à son petit chalutier, et l’envoie au massacre de Culloden.
Jamie était assez diplomate pour ne pas souligner un manque d’expérience dont Duncan n’était déjà que trop conscient. Mais il laissait entendre autre chose. Duncan l’avait-il compris ?
— C’est toi qu’elle veut aider, Mac Dubh. Tu le sais très bien.
Il avait répondu d’un ton sec, ayant parfaitement saisi le message de Jamie.
— Je n’ai jamais dit le contraire, répliqua ce dernier.
— Mmphm.
Je souris, en dépit de la tension apparente entre les deux hommes. Duncan était aussi doué que Jamie dans l’art typiquement highlander de se faire comprendre par grognements interposés. Le bruit qu’il avait émis traduisait à merveille qu’il était vexé que Jamie insinue qu’il n’aurait pas dû accepter le cadeau de Jocasta mais aussi une bonne disposition à accepter ses excuses tout aussi implicites pour l’insulte.
— Au fait, tu as réfléchi ? questionna Duncan en changeant de sujet. Qui as-tu choisi, Sinclair ou Geordie Chisholm ?
Il enchaîna sans laisser à Jamie le temps de répondre. Au ton de sa voix, on devinait que c’était un sujet dont ils avaient déjà discuté de nombreuses fois. Je me demandai qui Duncan cherchait à convaincre : Jamie ou lui-même ? A moins qu’en répétant
inlassablement les faits il n’essaie de faciliter leur décision commune.
— C’est vrai que Sinclair est tonnelier, mais Geordie est un brave gars. Il est travailleur et il a deux petits garçons. Sinclair n’étant pas marié, il pourra s’installer plus facilement mais…
— Il lui faudra des tours, des outils, du fer et du vieux bois, interrompit Jamie. Il pourra dormir dans son atelier, mais encore faudrait-il qu’il en ait un ! Acheter le matériel pour monter un atelier de tonnellerie nous coûtera les yeux de la tête.
Geordie, lui, doit nourrir sa famille, mais ça, on peut s’en occuper grâce aux produits de notre terre. Pour commencer, il n’aura besoin que de quelques outils. Il a sa propre hache, non ?
— Oui, celle que lui a laissée son ancien maître. Mais ce sera bientôt la saison des semences, Mac Dubh. Avec la clairière…
— Je ne le sais que trop bien, rétorqua Jamie. J’ai défriché et planté dix hectares de blé le mois dernier. Et tout défriché d’abord. Tout seul.
Pendant que tu prenais tes Duncan prenait ses aises à River Run, bavardant dans les tavernes et dressant ton son nouveau cheval. L’insinuation était on ne peut plus limpide. Il y eut un long silence éloquent de la part de Duncan.
Puis le banc craqua à nouveau et Duncan reprit la parole doucement.
— Ta tante t’a envoyé un petit cadeau. », Mac Dubh.
— Ah oui ? dit Jamie avec une certaine ironie d’un ton tranchant. J’espérais que Duncan aurait assez de bon sens pour s’en rendre compte.
— Une bouteille de whisky. dit Duncan, un sourire dans la voix auquel Jamie répliqua par un rire contenu.
— Ah oui ? répéta Jamie d’un ton radouci. C’est très gentil de sa part.
— C’est censé l’être.
Dans un craquement significatif, Duncan se leva.
— Elle est restée dans ma sacoche. Viens avec moi, Mac Dubh, on va la chercher. Un petit verre te mettra peut-être de meilleure humeur.
— Ça m’étonnerait. Ne m’en veuille veux pas trop, Duncan. Je n’ai pas dormi de la nuit et je suis aussi énervé qu’un ours en rut.
— Bah ! N’en parlons plus.
Il y eut comme le bruit léger d’une tape sur une épaule et je les entendis traverser la cour. Je m’approchai de la fenêtre pour les observer : Jamie, ses cheveux d’un cuivre sombre éclairés par le soleil couchant, tendait l’oreille pour entendre ce que Duncan lui disait, avec force gestes explicatifs. Les deux hommes partirent vers l’enclos. Duncan parlait en agitant son bras unique, marchant d’un pas saccadé comme une marionnette.
Que lui serait-il arrivé, me demandai-je, si Jamie ne l’avait pas sauvé et s’il ne lui avait pas trouvé un emploi ? Un pêcheur manchot n’avait pas sa place en Ecosse. Condamné à la mendicité, il serait probablement mort de faim, ou bien il se serait mis à voler, pour finir au bout d’une corde, comme Gavin Hayes.
Mais nous étions dans le Nouveau Monde. Si l’existence y était rude et incertaine, nous avions au moins une chance de survie. Rien d’étonnant si Jamie se sentait déchiré de devoir choisir à qui donner sa chance. Sinclair le tonnelier ou Chisholm l’agriculteur ?
Un tonnelier nous serait très précieux. Il épargnerait aux hommes le long voyage jusqu’à Cross Creek ou Averasboro pour aller chercher les fûts indispensables au stockage de la térébenthine, de la poix, de la viande séchée et du cidre. Mais monter un atelier de tonnellerie coûterait très cher, même en se contentant de l’équipement le plus rudimentaire. Et puis il fallait songer à la femme et aux enfants de Chisholm… de quoi vivaient-ils à présent et que deviendraient-ils si on ne les aidait pas ?
Jusqu’à présent, Duncan avait retrouvé trente des anciens détenus d’Ardsmuir. Gavin Hayes avait été le premier et nous ne pouvions plus rien faire de plus pour lui. Deux autres étaient morts, l’un emporté par la fièvre, l’autre noyé. Trois avaient achevé leur peine au service de planteurs et, armés seulement de leur hache et de leurs vêtements qui étaient tout le salaire dû à un ouvrier sous contrat, étaient parvenus à s’installer sur des lopins de terre dans l’arrière-pays.
Des hommes restants, vingt étaient venus nous rejoindre et vivaient à présent sur les de bonnes terres près de la rivière sous le patronage de Jamie. Un autre, simple d’esprit, gagnait son pain en leur servant de factotum. Toutes nos ressources y étaient passées, y compris le peu d’argent en espèces que nous avions et des billets à valoir sur des récoltes à venir — sans oublier cet effroyable voyage jusqu’à Cross Creek.
Jamie avait fait le tour de toutes ses connaissances, empruntant de petites sommes à chacune d’entre elles. Il s’était rendu dans les tavernes le long de la rivière, où en trois nuits sans sommeil, il avait joué et réussi à quadrupler sa mise, évitant de justesse d’être poignardé, comme je l’appris plus tard.
J’étais sans voix en regardant la longue déchirure dans son manteau.
— Comment ? grommelai-je enfin.
Il haussa brièvement les épaules, paraissant soudain très fatigué.
— Cela n’a aucune importance. C’est fini, dit-il.
Il s’était ensuite rasé, lavé et, à nouveau, avait fait le tour de tous les propriétaires de plantation. Avec force remerciements, il leur avait restitué leur argent incluant les intérêts, nous laissant de quoi acheter des graines de blé à planter, une mule supplémentaire pour labourer, une chèvre et quelques cochons.
Je ne lui demandai rien d’autre. Je réparai simplement son manteau et le mis au lit quand il était revenu d’avoir remboursé l’argent. Je m’assis à ses côtés, un long moment, observant les traces d’épuisement s’atténuer peu à peu alors qu’il dormait.
Juste un peu. Je soulevai sa main, molle et lourde de sommeil et y suivis les lignes profondes de sa paume lisse et calleuse, encore et encore. Ses lignes de tête, de cœur et de vie couraient longues et profondes.
Tant de vies reposaient à présent entre les mains de Jamie !
La mienne, celle de Ian, de ses colons, ainsi que celles de Fergus et de Marsali, qui venaient juste de nous rejoindre d’arriver de Jamaïque, accompagnés d’un petit Germain, un ravissant bébé blond qui rendait son père absolument gâteux.
A cette pensée, je jetai un œil machinal par la fenêtre. Jamie et Ian les avaient aidés
à se construire une cabane à deux kilomètres de la nôtre. Marsali venait parfois me voir le soir avec Germain le bébé. J’adorais ces visites. Brianna me manquait cruellement et ce bébé le petit Germain était devenu une sorte de substitut à mes petits-enfants que je ne verrais jamais.
Je poussai un soupir et chassai ces pensées. Jamie et Duncan étaient revenus avec la bouteille de whisky. Je pouvais les entendre parler près de l’écurie. Leurs voix étaient détendues et la tension entre eux s’était relâchée, du moins pour le moment.
Je finis d’étaler une fine couche d’orge et la mis à sécher près de l’âtre. Puis je m’assis devant le secrétaire et sortis l’encrier et ouvris mon cahier. Décrire la venue au monde du dernier Mueller ne me prit pas longtemps. L’accouchement avait été long mais sans histoire. Le seul détail inhabituel avait été la coiffe de l’enfant…
Je cessai d’écrire, fronçant les sourcils et secouai la tête. Distraite par la conversation de Jamie et de Duncan, je m’étais égarée. L’enfant de Petronella n’était pas né coiffé. Je revoyais encore le sommet du petit crâne apparaître, la vulve d’un rouge brillant s’étirant pour laisser passer la une touffe de cheveux noirs. J’avais effleuré la fontanelle, sentant le pouls battre juste sous la peau. Je me souvenais très bien de la sensation du duvet mouillé sous mes doigts, comme la peau humide d’un poussin tout juste éclos.
C’était Brianna qui était née avec des fragments de membrane sur le crâne. Le rêve que j’avais fait pendant que je dormais dans ma cachette avait entremêlé les deux naissances.
« Une capuche porte-bonheur », c’était ainsi que l’appelaient les Ecossais. Bon présage, la coiffe protégeait contre la noyade, disait-on. En outre, certains des enfants
« nés coiffés » avaient le don de lire l’avenir. Cela dit, ayant déjà rencontré plusieurs personnes possédant ce don, je n’étais pas certaine que ce soit une bénédiction.
Que ce soit un porte-bonheur ou non, Brianna n’avait jamais montré d’aptitudes particulières pour cette étrange prescience celte, et j’en étais heureuse. J’en savais assez sur les événements à venir pour ne souhaiter ces complications à personne.
Je fixai la page devant moi. Sans m’en rendre compte, j’avais tracé les contours grossiers d’un visage de jeune fille. Un trait épais marquait la courbe de la chevelure, un autre plus fin indiquait un long nez droit. En dehors de cela, elle n’avait pas de visage.
Je n’étais pas une artiste. Pendant mes études de médecine, j’avais appris à réaliser des croquis anatomiques, à dessiner des membres, des organes et des corps, mais je n’avais pas le don de Brianna pour insuffler la vie en quelques coups de crayon.
Cette ébauche n’était qu’un aide-mémoire, me permettant de visualiser son visage. En essayant de faire un véritable portrait, j’aurais risqué de perdre l’image que je gardais d’elle dans mon cœur.
Si je l’avais pu, l’aurais-je fait venir devant moi en chair et en os ? Non. Jamais. Je préférais mille fois l’imaginer dans le confort et la sécurité de sa propre époque que de la voir soumise à l’âpreté et aux dangers de celle-ci. Mais cela ne signifiait pas qu’elle ne me manquait pas.
Pour la première fois, je compris le désir de Jocasta Cameron d’avoir un héritier, un être qui resterait après elle pour prendre le domaine en charge, pour lui succéder, pour témoigner que sa vie ne s’était pas écoulée en vain.
Le crépuscule se levait derrière la fenêtre, au-dessus des champs, des bois et de la rivière. Les gens disent que la nuit tombe. Mais c’est faux. L’obscurité se lève, emplissant d’abord les creux, puis étendant son ombre sur les pentes, se faufilant imperceptiblement le long des troncs d’arbres et des poteaux des clôtures, tandis que la nuit engloutit le sol et se lève pour se fondre dans le noir toujours plus profond du ciel étoilé au-dessus.
Assise, je regardai par la fenêtre le changement de la lumière sur les chevaux dans l’enclos, autant pour son déclin que pour sa transformation, si bien que tout — les encolures courbées, les croupes rondes, même les simples brins d’herbe – semblait net et propre. Pendant un court moment, la réalité s’était affranchie et dissociée des illusions du jour, du soleil et de l’ombre.
Sans m’en rendre compte, je suivis du doigt le contour du dessin, encore et encore, tandis que la nuit se levait autour de moi et que la vérité dans mon cœur était évidente à la lumière du crépuscule. Non, je ne souhaitais pas que Brianna soit ici. Mais cela ne signifiait pas qu’elle ne me manquait pas.
J’achevai de rédiger mes notes et restai un moment à rêver. J’étais consciente que j’aurais dû aller préparer le dîner. Mais je ressentais toujours la lassitude due à ma récente épreuve qui me poussait à ne pas vouloir bouger. Tous les muscles de mon
corps me faisaient souffrir et l’hématome de mon genou m’élançait. Retourner me coucher était tout ce que je voulais vraiment.
Au lieu de quoi, je saisis le crâne qui trônait sur le secrétaire à côté de mon cahier, et fis courir doucement mon doigt sur sa partie arrondie. comme un C’était un ornement de bureau particulièrement macabre, il est vrai, mais. Malgré moi, auquel, je devais reconnaître que je m’y étais attachée. J’avais toujours trouvé une certaine beauté dans les os, qu’ils soient humains ou non. Ils représentaient les vestiges dépouillés et gracieux de la vie, réduite à sa structure.
Je me souvins tout à coup d’une scène à laquelle je n’avais pas repensé depuis longtemps. C’était à Paris, dans la cave d’une dans une sombre pièce secrète cachée dans l’arrière-boutique d’un apothicaire. Les murs étaient tapissés de niches, chacune renfermant un crâne poli. Il y avait là des animaux de toutes sortes, des musaraignes aux loups, des ours aux chauves-souris.
Tout en caressant l’os pariétal de mon ami inconnu, et comme s’il se tenait à mes côtés, j’entendis la voix de maître Raymond, s’étonnant :
« De la sympathie ? avait-il dit tandis que je caressai la courbe polie du crâne d’un élan. C’est un sentiment étrange à l’égard d’un os, madonna ».
Mais il m’avait comprise. Lui-même, lorsque je lui avais demandé pourquoi il collectionnait tous ces ossements, m’avait répondu en souriant qu’ils lui tenaient compagnie, à leur manière.
Je savais parfaitement ce qu’il avait voulu dire. L’inconnu que L’homme dont je tournais le crâne entre mes mains m’avait tenu compagnie, lui aussi, dans ma tanière. Je me demandais à nouveau s’il existait un lien entre lui et l’apparition de dans la montagne, de l’Indien au visage barbouillé de noir.
Le fantôme, si c’en était un, n’avait ni souri ni parlé. Je n’avais pas vu ses dents qui seraient mon seul point de comparaison avec le crâne que je tenais effectivement dans les mains.En caressant le crâne du bout des doigts, Avec mon pouce je sentis l’arête aiguisée d’une incisive fissurée. Je le levai à la lumière de la fenêtre pour mieux l’examiner à la douce lumière du coucher de soleil. Toutes les dents d’un côté de la mâchoire avaient été fêlées ou cassées par un coup violent, sans doute avec une pierre ou une massue. La crosse d’un revolver, peut-être ? De l’autre côté, elles étaient saines. En excellent état, d’ailleurs. Je n’étais pas experte, mais le crâne me paraissait être celui d’un homme d’une quarantaine d’années. Or, compte tenu du régime des Indiens, un homme de cet âge aurait dû avoir les dents abîmées. Ils se nourrissaient principalement de bouillie de maïs, qui, du fait de leur technique de préparation – ils broyaient le maïs entre deux dalles de granit –, contenait toujours un certain nombre d’éclats de pierre.
Les incisives et les canines du côté sain étaient à peine usées. J’inclinai le crâne en arrière pour juger de l’abrasion des molaires et faillis le laisser tomber. Mon sang se glaça.
J’avais très froid malgré le feu dans mon dos. Aussi glacée que lorsque j’étais perdue, dans le noir, sans feu, seule sur cette montagne avec le crâne d’un homme mort comme seul compagnon. Les derniers rayons du soleil projetaient des éclats argentés au fond du maxillaire inférieur : le reflet des plombages de mon compagnon anonyme.
Je restai figée un long moment puis posai délicatement le crâne sur le secrétaire, comme s’il avait été de cristal.
— Mon Dieu ! dis-je, toute fatigue oubliée. Le cœur battant, je fixai les orbites creuses et le sourire goguenard. « Mon Dieu ! » dis-je en fixant ses orbites vides et son sourire de guingois. « Mais qui étais-tu donc ? »
— Qui ça pouvait-il être ? demanda Jamie en touchant prudemment le crâne. Nous n’avions que quelques minutes à nous. Duncan était sorti se soulager et Ian nourrir les cochons. Mais je ne pouvais attendre. Il fallait que j’en parle à quelqu’un.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Sauf, bien sûr, qu’il était sans doute quelqu’un… comme moi.
Un frisson me parcourut des pieds à la tête. Jamie me jeta un regard en fronçant les sourcils.
— Tu n’aurais pas attrapé froid, Sassenach ? demanda Jamie, inquiet.
— Non, c’est juste que cette histoire me donne la chair de poule, répondis-je avec un sourire timide.
Il alla chercher mon châle accroché derrière la porte et me l’enveloppa autour du cou l’enroula autour de moi. Il laissa ses Ses mains posées sur mes épaules étaient chaudes et réconfortantes.
— Cela veut dire qu’il y a un autre… passage, n’est-ce pas ? demanda-t-il doucement. Quelque part dans les environs ? Cela ne veut dire qu’une chose n’est-ce pas ? » demanda-t-il calmement. « Qu’il y a un autre… passage. Dans les environs peut-être ».
Un autre cercle de pierres dressées ou quelque monument du même genre. J’y avais pensé aussi et cette idée me fit de nouveau frissonner. Jamie contempla le crâne, sortit son mouchoir et en recouvrit délicatement le regard vide.
— J’irai l’enterrer après le dîner, décida-t-il.
— Oh, le dîner ! Je l’avais complètement oublié, dis-je en repoussant mes cheveux derrière mes oreilles. »Je vais voir s’il reste des œufs. Cela devrait faire l’affaire. »
— Ne t’inquiète pas pour ça, Sassenach, dit Jamie en se penchant au-dessus de la marmite. On peut manger ce qu’il y a là-dedans.
Cette fois, mon frisson était dû au dégoût.
— Beurk, répondis-je. Jamie grimaça.
— Qu’y a-t-il de mal à manger une bonne soupe d’orge ?
— A supposer qu’une telle chose existe, répondis-je en regardant la marmite avec dégoût. « Ça ressemble plus à de la bouillie de distillation. »
Composée de grains mouillés, insuffisamment cuits, et laissée sans surveillance, cette soupe froide et mousseuse dégageait déjà une odeur de levure en fermentation.
— En parlant de ça, dis-je, tout en donnant un coup de pied dans le sac d’orge humide ouvert, « il faudrait l’étaler pour la laisser sécher avant qu’elle ne commence
à moisir, si ce n’est pas déjà le cas. »
Jamie regardait la soupe écœurante, les sourcils plissés de concentration.
— Ah oui, répondit-il d’un air absent puis revenant à lui : « Oui bien sûr. Je vais m’en occuper. »
Il ferma le sac et le chargea sur son épaule. Sur le chemin de la porte, il s’arrêta pour regarder le crâne enveloppé.
— Qu’est-ce qui t’a fait dire qu’il n’était pas chrétien ? demanda-t-il en me regardant d’un air curieux. Pourquoi donc, Sassenach ?
J’hésitai, mais je n’avais pas le temps de lui raconter mon rêve, si tant est que c’en était un. J’entendais déjà les voix de Ian et de Duncan qui revenaient vers la cabane.
— Je ne sais pas… une intuition
— Aucune raison en particulier, répondis-je en haussant les épaules.
— Ah bon. Alors, Bien, alors on lui accordera le bénéfice du doute. »
- Fin du chapitre -