NB : Les citations provenant de la version originale¸ la traduction peut différer de la version française officielle. Des éléments d’information provenant des tomes et des saisons à venir figurent dans cette analyse.
Les derniers chapitres du troisième tome et l’épisode 13 de la saison correspondante forment une césure géographique nette dans le récit d’Outlander¸ et pas seulement parce que l’intrigue se déplace en Jamaïque. La construction narrative est également centrée sur la rupture avec l’Ecosse¸ Lord John¸ Geillis¸ Campbell et Willoughby incarnant ces derniers liens¸ ultimes attaches avec le vieux continent avant l’arrivée en Amérique. C’est un final pivot entre l’ancienne et la nouvelle vie de Claire et de Jamie.
Livre ou série, l’ensemble offre une sensation d’emballement dans une surenchère aventureuse. Le déroulement normal de l’intrigue¸ la libération de Petit Ian¸ est entravé d’imprévus et de contretemps qui brisent la monotonie du scénario et retardent sa résolution.
Le livre est encore plus engagé en ce sens, voyageant d’un mystère à l’autre. Beaucoup d’histoires s’entremêlent, se chevauchent, se succèdent, s’élucident ou posent de nouvelles questions. Chaque chapitre¸ dans son déroulement minutieux¸ renferme des petits éléments susceptibles d’être convoqués ultérieurement. Chaque bribe de récit nourrit le récit suivant¸ chaque action se construit sur le rappel vif et entrainant de l’action précédente.
Ainsi¸ le portrait du petit William fait son chemin de Lord John à Claire¸ puis de Jamie à Claire au cours de deux scènes successives (Chapitre 59). Les photos de Brianna présentées à Geillis (chapitre 60) se révèlent être une pièce maitresse de la résolution de l’intrigue quelques pages plus loin (chapitre 62). Willoughby¸ dont la disparition suspecte questionne à la fin du chapitre 58¸ réapparait au chapitre 62 pour livrer des réponses en lien avec les opérations de contrebande de Jamie à Edimbourg. Quant à la fratrie Campbell¸ elle s’avère n’avoir été en rien un bref et étrange dérivatif dans les tribulations du retour chaotique de Claire au XVIIIème siècle et justifie pleinement sa présence de façon circonstanciée dans les chapitres 61 et 63.
L’ensemble offre une cohérence d’ensemble mais difficilement traduisible en format cinématographique sans rallonger l’épisode. La série s’en affranchit donc quelque peu, ne conservant que ce qui sert directement l’intrigue principale¸ autour de la présence de Geillis et des Campbell en lien avec la prophétie des Fraser de Lovat.
Ainsi, la série rejoint le livre, mais de façon plus ramassée¸ autour du même questionnement sur trois thématiques essentielles : l’illusion des apparences, la figure du mal et la dimension mystico biblique du récit.
Claire domine l’ensemble en présence et en introspection dans ces derniers chapitres et ce final télévisuel. Elle est le personnage autour duquel les autres s’arriment et se révèlent¸ celui qui incarne vérité¸ raison et permanence dans un environnement instable¸ mouvant et trompeur.
La série lui offre les premiers instants dans une anticipation de la fin de l’épisode et sa voix interpelle le téléspectateur dans un mélange de songe et de réalité : « J'étais morte. (…). Je me sentais sereine. Sans corps, dépourvue de terreur, dépourvue de rage, pleine d'un bonheur calme ». Le final tente alors de démêler le vrai du faux dans un tel tourbillon éreintant d’actions¸ de révélations et de menaces qu’une noyade semble soudainement un répit enviable.
Chapitres 59 à 63 du tome 3 et épisode 13 de la saison 3
Par Fany Alice
ou le temps retrouvé
Car les épreuves s’accumulent pour Claire. Elle est souvent seule¸ surtout dans le livre, face à Lord John¸ Willoughby et Archibald Campbell ou dans ses discussions métaphasiques avec deux personnages absents de l’épisode¸ Ishmael¸ un esclave médecin et prêtre¸ et Lawrence Stern¸ un naturaliste juif allemand. Dans la série, elle assume entièrement seule son altercation avec Geillis, tandis que Jamie n’est qu’un temps à ses côtés dans le livre mais le combat oratoire reste néanmoins pleinement focalisé sur les deux femmes. Livre ou épisode¸ Claire n’œuvre en duo avec Jamie que lors du dénouement¸ lorsque le rituel vaudou et la prophétie de Margaret Campbell les entrainent ensemble dans la grotte d’Abandawe.
L’enjeu de l’engagement de Claire en première ligne tourne autour de la recherche de la vérité derrière les apparences. Dans ce final livresque ou cinématographique¸ l’être véritable est plus que jamais ailleurs que dans le paraitre. Le cadre particulier de la société coloniale de la Jamaïque est déjà lui-même propice à cette désertion de l’être puisqu’il est bâti sur des apparences formatées et biaisées¸ à commencer par l’imposture morale que constitue l’esclavage où la couleur de peau détermine la fortune et le rang au détriment du moi véritable.
Ce monde illusoire est éminemment plus prononcé dans les pages du livre¸ l’écriture favorisant la plongée dans les profondeurs des âmes humaines¸ mais aussi parce que Claire y multiplie les rencontres prétextes au dévoilement de l’être. Dans l’épisode 13¸ l’enjeu est recentré sur la seule tension entre Claire et Geillis mais Lord John¸ Willoughby et le frère Campbell ne sont pas pour autant exemptés de révélations sur la nature réelle de leur être lorsque les artifices et les postures s’évanouissent.
Ainsi¸ face à Lord John¸ Claire perd tout référentiel devant la puissance du négatif qui s’abat sur elle. Le chapitre 59 du livre est consacré à leur échange où toutes les apparences plaident à priori contre Jamie.
Claire et Lord John partagent déjà un lourd passif en matière de faux-semblant. En 1745¸ à Carryarrick¸ elle n’était pas ce qu’elle prétendait être et vingt ans plus tard¸ sur le Marsouin¸ dans une scène absente de la série¸ elle est Mme Malcom et non Fraser¸ il est le gouverneur en partance vers la Jamaïque et rien ne rappelle le frêle garçon d’antan. C’est donc un jeu troublant qui s’ouvre au chapitre 59¸ où l’on se connait sans le savoir avant de se reconnaître unis dans une même sincérité.
Car¸ dans cet échange¸ le tiraillement entre le visible et le caché se déchire dans une soif d’absolu authentique et généreux envers Claire. En présence de ses pairs¸ Grey reste dans une fonction de représentation qui diminue son être et contraste avec sa transformation ultérieure : Claire note d’emblée ses « réflexes rapides (…) parfaitement maître de lui » ¸ apte à reprendre « ses manières officielles¸ lisses et polies comme ses parquets » (Chapitre 59). Mais une fois seul face à elle¸ il cesse d’être objet piégé dans l’enfermement des codes du XVIIIème siècle pour devenir conscience libre et se révéler tel qu’il est. Lorsque le déguisement s’effiloche et la théâtralité du monde s’évanouit¸ c’est alors toute la pudeur intime qui se livre dans une honnêteté emprunte de piété : « Il a fermé les yeux comme s'il recommandait son âme à Dieu, les a ouverts et m'a regardée » (Chapitre 59). Les révélations peuvent affluer…
L’épisode 13 évacue totalement cette intrigue (elle se posera en partie dans la quatrième saison) mais conserve la comédie d’une apparence composée à dessein face à l’oligarchie anglaise lorsque le lieutenant Leonard vient réclamer Jamie¸ soupçonné d’activités illicites à Edimbourg. La joute verbale est jouissive¸ elle se joue de la rivalité entre l’armée de terre et la marine britannique. Surtout¸ elle dissimule l’émotion ressentie par Lord John en vue de la possible arrestation de Jamie derrière une maîtrise éloquente du discours ne laissant rien transparaitre. La manipulation est persuasive¸ le lieutenant Leonard cède¸ et c’est un Lord John soulagé qui laisse tomber le masque de l’officier anglais maître de lui au profit de l’ami sincère tout en fragilité.
Le jeu de rôles continue avec Geillis mais le dévoilement n’emprunte en rien la voie de la pureté émotionnelle d’un John Grey. Lภl’illusion est dans la séduction autant que dans la dissimulation chez une femme vieillissante au teint blafard¸ probablement atteinte de syphilis. « Contrairement à moi¸ Geillis Duncan était une très bonne menteuse » (Chapitre 60) ne peut que déplorer Claire. « Mais elle mentait¸ et je le savais » ajoute-t-elle. « C’est difficile de distinguer les amis des ennemis » ose dire Geillis dans l’épisode 13. Ce qui perce au travers de la posture d’une femme faussement affable servant le thé à ses invités¸ discourant sur le destin commun¸ c’est la réalité bien plus sordide d’une dangereuse criminelle tuant ses maris et kidnappant de jeunes garçons écossais. Et pourtant¸ « il est difficile de croire qu'une femme aussi charmante puisse adopter un comportement aussi répréhensible que celui que vous décrivez » s’étonne Lawrence Stern quelques pages plus loin (Chapitre 62).
C’est oublier que l’obsession du paraitre est devenue le guide aseptisant de son existence. Tout est cynique¸ calculé et superficiel¸ au service d’une habileté à tromper son prochain par l’apparat et le mensonge. Dougal ? Un marchepied vers son ambition politique destructrice. Sa maternité ? Un opportun contretemps pour échapper au bûcher. Ses maris du XXème ou XVIIIème siècle ? Des sacrifiés sur l’autel d’une obsession maladive. Prisonnière de l’aspect esthétisant des choses¸ Geillis ne peut construire que dans l’éphémère et s‘adonner à l’ivresse d’une (re)composition permanente de soi.
Mais s’en tenir aux apparences, c’est ne point s’engager durablement avec quiconque. C’est se priver de l’opportunité d’appréhender le vrai¸ le beau¸ le juste¸ et par-dessus tout¸ l’amour. Dès lors¸ comment pourrait-elle comprendre que Claire n’a nul besoin de sacrifier qui que ce soit pour traverser les pierres et que seul l’amour a pu guider ses pas? L’épisode 13 met en scène Claire virevoltant d’un argument à l’autre¸ désespérée de ne pas pouvoir convaincre Geillis dont l’esprit irrémédiablement broyé par cette folie du contrôle rationnel ne peut entrevoir une réalité aussi banale. Car l’amour est dépendance¸ abandon¸ confiance¸ c’est prendre le risque de s’exposer et d’être soi-même¸ à mille lieux de sa soif de représentation¸ de maitrise et de domination. Geillis est comme Dougal¸ fine calculatrice mise en échec par l’amour. Amour qui ne perce que lorsque les rôles fabriqués sont reniés.
Ainsi en va-t-il de l’amour de Willoughby pour Margaret Campbell dans l’épisode 13. Willoughby n’est pas non plus ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas. Intellectuellement supérieur, son exil intérieur est un exil de conscience semblable à celui que Jamie a vécu après le départ de Claire. Ce n’est pas tant la perte d’une terre ou d’un statut social qu’ils ont pu tous deux déplorer¸ mais bien davantage ce rapport perdu à leur être profond¸ jusque dans leur nom. James Fraser s’est effacé derrière bien des noms d’emprunt tout comme Yi Tien Cho a dû se départir de son identité réelle.
Sa rencontre avec Margaret Campbell¸ femme tout aussi étrangère au monde¸ prisonnière d’un frère brutal, dotée d’un talent divinatoire, met un terme à une vie convertie à un semblant d’être. Ensemble, leur singularité trouve une échappatoire non plus dans une fuite volontaire face à la vérité mais dans la revendication assumée de leurs différences. « C’est la première femme qui m’a vraiment vu. L’homme que je suis et… je la vois » livre Willoughby de la version filmée.
Dans le livre, le paraitre n’est pas vaincu par la force de l’amour mais par celle de l’amour-propre, dans une estime de soi restaurée au prix d’une trahison. Jamie a sauvé Willoughby de la misère ce qui le place dans une dette de reconnaissance. Vie sauvée mais âme perdue errant dans l’anonymat d’Edimbourg, contrainte de vivre sous le vernis de codes sociaux et vestimentaires qui ne sont pas les siens : « Un grand fantôme arrive - un horrible visage blanc, le plus horrible, les cheveux en feu. Je pense qu'il va manger mon âme. (…). Je ne suis plus Yi Tien Cho. (…). Mieux vaut mourir que d’être Willoughby » (Chapitre 61). Etat de faiblesse de plus en plus lourd à porter se muant en sentiment de rejet envers son sauveur. Lorsque Claire a le réflexe de l’appeler encore M. Willoughby, il rétorque aussitôt : « Pas Willoughby. (…) Je suis Yi Tien Cho » (Chapitre 61) …
Lors d’une confrontation en présence d’Archibald Campbell¸ l’ami chinois se révèle sous les traits du traitre qui a dénoncé les activités séditieuses de Jamie auprès de Sir Percival. Pâle¸ hésitante¸ effrayée¸ Claire est une fois de plus plongée dans le jeu des illusions où chacun des protagonistes offre sa part de vérité¸ à charge pour elle d’en sonder les véritables abîmes : « C’est vous le meurtrier. (…) Vous tuez assez souvent » dit l’un ; « Allez-vous croire l'homme qui a trahi votre mari ? » (Chapitre 61) rétorque l’autre. Finalement¸ Willoughby protège la femme de Jamie de la dangerosité d’Archibald Campbell, éliminant ce dernier, dans un ultime sursaut de reconnaissance envers l’Ecossais.
Le paraitre nait des manques¸ des besoins¸ des attentes. Il est futilité¸ superficialité et instabilité là où l’être est vérité et immanence. Mais il est aussi l’utile paravent des crimes autant pour Geillis que pour Archibald Campbell. Ce dernier est davantage que le frère coupable de maltraitance sur sa sœur présenté dans la série¸ il est aussi un tueur en série de jeunes femmes d’Edimbourg étendant ses crimes en Jamaïque.
Lorsque l’illusoire est enfin vaincu et que de nouvelles forces¸ de nouveaux signes apparaissent¸ ce sont les ultimes attaches qui sont soldées en cette fin de saison et de tome au travers des amitiés déconstruites entre Claire et Geillis ou Jamie et Willoughby. Tandis que d’autres¸ durables et profondes¸ s’enracinent et augurent favorablement de la suite¸ comme cette connexion rétablie entre Lord John¸ Claire et Jamie.
Au contact de ces quatre personnages¸ Lord John¸ Geillis¸ Willoughby et Campbell¸ la personnalité de Claire se révèle aussi dans toute sa prédilection pour le doute méthodique qui aide à disqualifier la perception sensible. Elle est une scientifique¸ comme l’auteur D. Gabaldon. Sa quête de vérité soumet la réalité à un examen critique repérant les limites des apparences et rendant possible leur dépassement. Elle ne se laisse jamais happée par son environnement sans l’interroger¸ préférant toujours au confort passif des certitudes¸ la satisfaction active du questionnement au service du dévoilement de la vérité.
Elle-même sort transformée par les épreuves. Elle lutte, agit, décide avec fermeté et conviction. Et physiquement, par une habile pirouette vestimentaire, elle se dépouille progressivement de l’austère costume et du chignon serré voulus par les scénaristes lors de son arrivée dans l’imprimerie A. Malcom. Retrouvant l’assurance de la femme certaine d’être désirée, elle s’affiche en chemise, rayonnante, cheveux sauvages, à l’instar des actrices glamour de l’âge d’or du cinéma hollywoodien des années 1960.
Reste un dernier combat avec les apparences trompeuses¸ et sans doute le plus haletant pour Claire : « Les révélations de John Grey m'avaient soulagée de la plupart de mes craintes et de mes doutes et pourtant¸ il restait le fait que Jamie ne m'avait pas parlé de son fils » (Chapitre 59). L’intrigue est propre au livre. Dans la série¸ la réalisation a fait le choix de révéler l’existence de Willie dès les retrouvailles entre Claire et Jamie dans l’imprimerie d’Edimbourg.
Il arrive parfois que le jugement de valeur porté sur un être ne soit pas en harmonie avec l’inclinaison affective. Ainsi, Claire a-t-elle pu éprouver de l’amitié et de la reconnaissance pour Geillis tout en réprouvant ses penchants criminels, déjà suspectés à Leoch. Le bonheur avec Jamie, c’est la disparition du conflit intérieur, dans la cohabitation absolue du moi passionnel et du moi vertueux et moral : « Je me souvenais de ce qu'il m'avait dit au bordel, pendant notre première nuit ensemble. Veux-tu me prendre et risquer l'homme que je suis, pour l'amour de l'homme que tu as connu ? » (Chapitre 59).
C’est l’évocation de la solitude de Willoughby¸ « un étranger dans un pays étranger » (Chapitre 59) et sa résonnance avec son propre souvenir d’exilé anonyme à Hellwater qui poussent Jamie à avouer spontanément à Claire l’existence de William.
Jamie a lui-même pu être prisonnier du paraitre¸ bien malgré lui¸ désiré pour ce qui ne relève ni de son intériorité ni de ses nobles qualités¸ son corps pour Geneva ou son nom pour Laoghaire¸ mais son moi véritable¸ authentique¸ pur et absolu ne s’offre qu’à Claire. « Parce que tu ne me laisses pas mentir » (Chapitre 59) lui dit-il. Mentir¸ c’est renoncer à être soi. Et être soi pour Jamie¸ c’est aimer Claire au-delà de sa propre vie et dans l’éternité de l’âme. S’il n’a pas menti, que raconte l’existence cachée de William ? La faiblesse et la peur d’être jugé par Claire pour ce qu’il n’a jamais été : un homme coupable d’imposture amoureuse. Parce que l’intention morale, le sens donné aux événements, sont les seules choses qui comptent : « Mais comment te dire toutes ces choses ?" (…) Et te dire ensuite que je n'ai jamais aimé que toi ? » (Chapitre 59).
Dans son combat contre les apparences¸ Claire a parfois dû affronter le mal dans son caractère protéiforme¸ inscrit dans la condition faillible de l’être humain. Car la littérature proposée par D. Gabaldon est une exploration permanente des profondeurs de l'individu, y compris de ses formes de transgression. Le mal y est donc omniprésent et les dernières pages du troisième tome ainsi que le final de la saison le font ressurgir avec force.
Mais l’enjeu n’est jamais de répondre à la question « d’où vient le mal ? » car le mal échappe à tout déterminisme susceptible de le banaliser ou de le relativiser. Certes, expliquer le mal ne saurait le justifier, encore moins l’excuser, mais ce n’est pas le propos des livres et de la série de se perdre dans une tentative de définition et de conceptualisation. La diversité des profils plaide d’ailleurs pour l’absence de signification sociale : Black Jack Randall¸ Geillis¸ Dougal¸ Archibald Campbell, Willoughby dans sa version livresque¸ puis Steven Bonnet¸ le gang de Lionel Brown¸ Hodgepile et Harley Boble¸ Richard Brown¸ Allan et Malva Christie¸ Rob Cameron, le capitaine Harkness… incarnent le mal sous ses multiples facettes et sur une échelle d’intensité variable. Et les culpabilités ne sont jamais dissoutes dans des circonstances atténuantes liées à la classe sociale, aux pulsions irrépressibles, au sexe¸ à l’enfance ou aux conditions de vie.
Puisque rien n’innocente les actes, la figure du mal dans l’œuvre de D. Gabaldon pose la possibilité infinie de l’inhumain en l’humain. En ce sens, il semblerait que l’auteur envisage le mal comme Hannah Arendt a pu l’appréhender, par l’absence de pensée, c’est à dire une absence de culpabilité et une incapacité à faire preuve d’empathie envers son prochain. Car le dénominateur commun des figures du mal présentées dans l’œuvre réside en ce ressassement obsédant de leurs turpitudes, ce narratif répétitif délesté de toute émotion dans lequel elles s‘enferment, qui les érigent en centres du monde¸ narcissiques et étrangères aux autres.
Dans le tome 8, l’auteur s’attarde sur le ressenti de Roger en présence de Black Jack Randall : « Il connaissait la banalité du mal ; les monstres humains prenaient des formes humaines ». (Chapitre 45). Le concept de « banalité du mal » est intellectuellement connoté et philosophiquement daté, développé par Hannah Arendt pour l’associer au criminel nazi, Adolf Eichmann, dans les années 1960. Il ne s’agit guère de banaliser le mal mais de lui ôter toute exceptionnalité : « Les actes étaient monstrueux mais le responsable (…) était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque, ni monstrueux. (…). Son incapacité à penser était avant tout une incapacité à penser du point de vue d’autrui » a pu écrire la philosophe (La vie de l’Esprit¸ 1978). Et Roger lui-même ne peut achever son portrait de Randall sans conclure sur cet effrayant paradoxe : « Malgré cela, il était surpris. Randall était un bel homme, plutôt élégant, avec une expression vive et intéressée, une courbe humoristique dans la bouche et des yeux sombres et chaleureux » (Chapitre 45, Tome 8).
C’est bien là toute la dangerosité du mal à laquelle Jamie et Claire sont régulièrement confrontés : à l’indicible horreur du mal s’oppose sans cesse l’apparente normalité des figures du mal. Mais il n’y a pas pour autant de fatalité dans la condition humaine. D. Gabaldon privilégie l’exigence morale et la responsabilité humaine : le mal relève d’un choix individuel, conscient et délibéré. Cela entérine la conscience lourde de son caractère insaisissable et permanent mais aussi¸ et surtout¸ la liberté infinie de le combattre.
Car ce qui compte ce sont les résistances que le mal suscite, et notamment celles de Claire et de Jamie dans la différence qu’ils opèrent entre le bien et le mal. Pour cela, l’enjeu de ces derniers chapitres et de cet épisode ne déroge point à la finalité de l’ensemble de l’œuvre : explorer le mal sous tous ses aspects pour se demander comment agir contre lui. Edmund Burke disait que « pour que le mal triomphe, seule suffit l’inaction des hommes de bien ». Le libre-arbitre d’un homme et d’une femme de bien¸ Claire et Jamie¸ ressort comme l’élément central de la réflexion sur le mal lorsque tous deux posent la question du devoir-être au travers des choix et des actes. Et ce qui émane d’eux est que l’excès de mal est toujours vaincu par l’excès d’amour… leur amour.
On les voit sans cesse agir nourris de cette exigence partagée. Ils savent conserver leurs facultés critiques en s’interrogeant sur eux-mêmes, opposer la force de leur volonté au mal qui s’immisce en toutes choses, observer une saine distance face aux pulsions humaines, dans un positionnement absolu et normatif face au bien et au mal. Avec Claire et Jamie, le mal encourage au bien.
La question des valeurs morales et de l’ancrage dans le vrai¸ le bien et le juste s’ouvre donc sur le sens de leur propre existence et union dans un monde livré au mal. Les derniers chapitres et le final télévisuel en sont imprégnés¸ puisant dans l’ésotérisme pour en révéler toute la dynamique : Claire et Jamie parviennent ensemble à s’élever au-dessus du mal parce qu’ils donnent vie à cet élan irrésistible qui les pousse l’un vers l’autre et forme un cocon protecteur sur leurs vies. Il existe bien une force invisible dont ils parviennent à se concilier la puissance et la bienveillance pour atteindre le bonheur et incarner le bien.
Dans un échange entre Claire et Lawrence Stern (Chapitre 61)¸ le naturaliste se drape dans la posture du scientifique rationnel pour lequel un fait non expliqué est un fait dont la connaissance actuelle ne permet pas d’en démontrer la cause. Pour lui¸ la science n’est que momentanément défaite. Pourtant¸ les chapitres qui suivent libèrent une aura mystérieuse qui se détourne de ce discours : la prophétie du devin Brahan¸ les saillies divinatoires de Margaret Campbell¸ le rappel des communications extra sensorielles entre Claire et Jamie pendant leur séparation¸ le portail des voyageurs du temps dans la grotte d’Abandawe et¸ seulement dans le livre¸ les mystérieuses paroles d’Ishmaël¸ viennent percuter la rationalité scientifique et enrober de transcendance la fin de la saison. Les derniers temps du livre et de l’épisode 13 proposent une accélération envoutante de l’indéfinissable puissance de connexion entre Claire et Jamie.
Ainsi¸ au chapitre 61¸ plongés au cœur d’un rituel de danses et prières du syncrétisme vaudou né de la rencontre entre les cultes africains et le christianisme¸ ils retrouvent Margaret Campbell dans la posture de l’oracle en communion avec l’esprit de Brianna. Leur enfant commun¸ fruit de leur amour¸ est menacé par la prophétie des Fraser de Lovat révélée par Archibald Campbell à Geillis.
Ce n’est pas tant l’avenir que révèle la prophétie qu’une bénédiction divine offerte au couple et à sa descendance au travers de Margaret Campbell choisie pour être la voix de Brianna. Grâce à elle¸ Claire et Jamie comprennent l’urgence et courent vers la grotte d’Abandawe mettre un terme aux agissements meurtriers de Geillis¸ raffermis par la véracité de leur amour qui transcende l’espace-temps. L’épisode 13 ajoute à la force de leur destinée commune en donnant raison à la croyance que chacun a visité l’autre sous une forme animale¸ le lapin sur le champ de bataille de Culloden¸ symbole de fidélité amoureuse¸ et l’oiseau à Boston¸ messager de Dieu reliant la terre et le ciel dans la Bible.
Le dénouement heureux qui achève cette saison poursuit la tonalité optimiste amorcée dans les combats victorieux¸ avec toujours cette prescience qu’une force préside à leur destinée autant qu’à leur bonheur.
Car contrairement aux deux précédentes fins de saison¸ Claire et Jamie ne sont plus des héros tragiques. Le début de la saga offrait le spectacle des passions humaines, du héros spolié, écrasé par un ordre injuste et capricieux, victime de forces irrépressibles. Les fins de saison étaient douloureuses¸ entre deux exils¸ l’un en France¸ dans la meurtrissure de Wentworth¸ l’autre dans un espace-temps contraint à vingt ans de séparation. Mais lภClaire et Jamie sont conquérants et vainqueurs¸ beaux, fiers, le teint hâlé, admirés et soutenus par Lord John¸ les anciens d’Ardsmuir et les enfants Marsali et Fergus.
Et c’est l’Amérique¸ la terre promise¸ qui s’offre après la tempête pour le couple Elu miraculeusement sauvé. La tempête est plusieurs fois citée dans la Bible comme étant un des instruments au service de Dieu pour se manifester et punir les hommes ou¸ au contraire¸ les aider à conserver la foi dans les épreuves. « On est les élues toi et moi » croyait Geillis dans l’épisode 13. Mais point d’Election sans amour¸ sans responsabilité¸ sans éthique. Seul l’usage que Claire et Jamie font de leur liberté peut s’articuler avec une toute-puissance divine dans un équilibre narratif. Et¸ dans une prise de vue esthétiquement réussie¸ les deux naufragés sont paradoxalement à la fois vulnérables et préservés¸ dans l’immensité menaçante de l’océan déchainé mais lovés dans le tourbillon protecteur de leur amour¸ « le ventre de la vague » (Chapitre 63). Ou comment le miracle des Ecritures s’inscrit dans le Merveilleux dans ce destin hors du commun pour les deux amants.
Dans ces dernières pages et cet épisode¸ c’est comme si l’invisible était soudainement rendu visible¸ le sens de leur existence ainsi révélé. Si la dimension mystique et ésotérique est largement nourrie du paganisme gaëlique¸ le combat pour le bien comme moteur de la liberté humaine et de l’accomplissement de soi puise sa source dans le messianisme biblique. Déjภles thèmes récurrents du péché¸ de la culpabilité et du pardon¸ de l’amour rédempteur¸ du destin¸ de la conscience face au devoir ou du sacrement des corps de Claire et de Jamie alimentaient largement la réflexion en ce sens depuis les débuts de la saga.
Esotérisme¸ mysticisme¸ prophétie¸ foi… cette fin de saison en est particulièrement remplie¸ apportant des réponses aux événements des pages et épisodes précédents ou¸ au contraire¸ posant de nouvelles énigmes irrésolues.
Les derniers chapitres du troisième tome en livrent explicitement deux que la série reprend partiellement. La première concerne le lien de parenté entre Ishamël¸ prêtre médecin africain¸ et l’ami américain de Claire dans le Boston des années 1950/1960¸ Joe Abernathy (Chapitre 61). Les pages du livre montrent Claire s’interrogeant sur leur ressemblance physique¸ la filiation dans le choix professionnel et l’étrangeté du patronyme qui relie Joe à la plantation de Geillis (Abernathy).
Par un flashback de Claire se remémorant son ami présentant les ossements d’une femme blanche trouvés dans une grotte des Caraïbes¸ l’épisode rappelle que le médecin de Boston a un lien indicible avec Geillis. C’est d’autant plus étrange que le livre¸ quant à lui¸ met en scène Ishmaël prophétisant la mort prochaine de Geillis¸ instaurant ainsi une étroite connexion entre les deux hommes¸ tous deux ayant un lien avec ce décès.
La deuxième énigme prêterait à sourire si l’auteur n’avait pas habitué ses lecteurs à glisser des questions existentielles derrière les allusions les plus anodines. En révélant à Claire que son pouvoir de guérison sera d’une grande force quand elle arrêtera de saigner (Chapitre 61)¸ Ishmael fait d’un sujet relevant de l’intime une question en suspens. L’audace de l’auteur sur ces questions féminines d’ordinaire taboues est par ailleurs d’un naturel toujours bienvenu.
Le cycle menstruel de Claire¸ élément clé de la décision de Jamie de la renvoyer auprès de Frank en deuxième saison et tome¸ revient en force dans ce final. La série l’élude mais fait écho à cette prophétie dans la quatrième saison lorsque l’Indienne Nayawenne (Adawehi dans la série) annonce à Claire qu'elle sera en pleine possession de ses pouvoirs une fois ses cheveux devenus blancs. Et dans le sixième tome¸ Claire approche de la ménopause et ses cheveux blanchissent… La question de son pouvoir de guérison reste donc posée.
Dans l’immédiat¸ un nouveau chapitre s’ouvre tout autant qu’une boucle se referme : Claire se retrouve en Amérique mais cette fois¸ aux côtés de l’homme qu’elle aime ; comme les danses de la procession vaudou rappelaient celles vécues par Claire la veille de son passage au travers des pierres dans le premier tome et la première saison. Et Jamie¸ dont la troisième saison s’ouvrait sur son corps en sursis sur le champ de bataille de Culloden¸ est de nouveau libre d’être lui-même aux côtés de celle qui tient son âme et son cœur.
« Je suppose que je vous demande si vous croyez au destin » avait débuté en ces termes Lord John lors de son échange avec Claire (Chapitre 59). Le dernier chapitre se referme sur le destin en Amérique¸ promesse que le meilleur des avenirs pour Claire et Jamie ne sera jamais un monde sans mal, mais un monde où le mal engendrera toujours un maximum de bien.
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