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À partir de là, on a plus de trace de St Germain qui a sans doute quitté la ville voire le pays. Il n’a laissé que le souvenir de sa musique mais sans particulièrement attirer la protection d’un mécène ou d’un puissant. Il disparaît.

Après quelques voyages en Europe de l’Est, il réapparaît pour une période durable à Paris, où il affirme qu’il a déjà vécu auparavant. On peut y suivre son parcours grâce à une grande mode de l’époque : Les mémoires. À l’époque, les courtisans aiment se réunir en salons littéraires et laisser des témoignages de leur quotidien.

En tout cas, en les recroisant entre eux, on dirait que Saint-Germain fait son entrée à Versailles en 1758. Il a le support de deux personnes de poids : Tout d’abord Abel-François Poisson de Vandières, marquis de Marigny, qui est surintendant des bâtiments, c’est-à-dire qu’il se charge de concevoir et d’entretenir les palais royaux et à l’époque de Versailles, ce n’est pas rien ! Et ensuite, Abel-François a une sœur, Jeanne-Antoinette Poisson, plus connue sous le nom de marquise de Pompadour. Maîtresse du roi jusqu’en 1751, elle a encore beaucoup d’aura à la cour, et reste une amie, confidente et conseillère de Louis XV.

Donc, avec de tels soutiens, le comte de Saint-Germain fait à peu près ce qu’il veut. Pour être entretenu et être logé et nourri à la Cour, il doit, en contrepartie, divertir le roi, distraire les courtisant, donc, devenir une attraction qui vaille la peine et il faut reconnaître qu’il rempli sa part du marché.

Comme à Londres, sa fortune d’origine inconnue est palpable. Parfois, pendant une discussion, il offre une pierre précieuse à quelqu’un, comme si c’était une plaisanterie sans valeur. C’est un vrai comte de Monte Cristo, tout le monde se demandant d’où il vient.

Il a un vrai talent pour raconter ses histoires et ses voyages, mais aussi ses récits du passé, qu’il connaît extrêmement bien. Il semble si cultivé et si bien éduqué, qu’il fait au Français l’effet inverse des Anglais : On ne peut pas croire que ce n’est pas un vrai gentilhomme. En dix années, soit il s’est amélioré pour plaire, soit il a réellement vécu des choses passionnantes.

Différents témoins attestent de son érudition : il parle de nombreuses langues, maîtrise la science, la médecine, l’histoire, joue de la musique et peint à merveille… Si bien qu’il dîne parfois avec madame de Pompadour et le roi Louis XV en personne.

La première fois qu’il fait parler de lui, St Germain se trouve en Angleterre sous le règne de Georges II.  Il est arrivé en ville en 1743. Toutes sortes de rumeurs courent à son sujet : On le croit italien, Espagnol, ou polonais. Il aurait épousé une Mexicaine fortunée avant de lui voler tous ses bijoux. À moins qu’il ne soit prêtre, un talentueux joueur de violon professionnel, ou un riche noble.

 

Le prince de Galles lance une enquête à son sujet car on croirait volontiers que c’est un espion venu de l’étranger. On ne retrouve rien et il est relâché. Même si à la suite de cela, sa réputation en pâti, les gens admirent ses compositions musicales. C’est à peu près tout ce qu’on sait sur sa vie à Londres.

Le comte de Saint-Germain

Texte : Nota-Bene 

Pris en dictée par Valérie Gay-Corajoud  

 

Vidéo orignale  

 

Suivi pas des extraits du tome 2 : Le talisman  

Louis XV 

Abel-François Poisson de Vandières, marquis de Marigny,

Marquise de Pompadour

Mais c’est un autre talent qui va faire naître sa légende, car en effet, Saint-Germain est chimiste.  

Il a obtenu un local à l’intérieur même du château de Chambord, pour mener ses expériences. Son but est d’améliorer les procédés de teintures des tissus, pour que la France et son roi produisent des vêtements, soieries et tapisseries d’excellentes qualités. Alors, lorsqu’il est vers la Loire, isolé et éloigné de Paris, on commence à se poser des questions. Et si Saint-Germain n’était pas un simple chimiste, mais un alchimiste ?

 

À l’époque, l’alchimie, comme la magie, est un sujet qui fascine, émerveille et que beaucoup de gens, même très bien éduqués, prennent au sérieux. Finalement, la théorie paraît probable.

 

En plus, au même moment, Saint-Germain perfectionne sa légende. Jusque là en Angleterre, il s’était contenté de ne rien dire. Mais en France, c’est certain, il prend en main son récit et se réinvente tout un passé. En fait, il laisse même entendre que son passé est beaucoup plus long qu’on ne le croit. Il a bien l’apparence d’un quarantenaire mais lorsqu’il raconte un évènement de l’ancienne Histoire de France, on s’y croirait. Il raconte l’histoire de Henri VIII, mort en 1547, donc, il y a plus de 200 ans. Oui, il a fréquenté Henri VIII et François 1er ! Mais la plupart du temps, il préfère faire des sous-entendus, comme s’il possédait le secret de la jeunesse éternelle.

 

Certains répètent les propos de Saint-Germain, les déforment et les exagèrent, et bientôt tout Paris fantasme sur cet étrange personnage. Cette propension à la mythomanie de Saint-Germain risque de lui coûter assez cher car au bout du compte, avec un passé aussi flou et une telle fortune, il commence à intriguer les puissants et il est même mêlé à une affaire d’espionnage.

 Château de Chambord

Nous sommes alors en 1760. Cela va faire 4 ans que la guerre de sept ans oppose deux camps : la France, la Russie et les Habsbourg d’Autriche, alliés contre l’Angleterre, la Prusse et Hanovre. Les nations, fatiguées, tentent de négocier une paix en secret. Mais, qui envoyer comme diplomate à La Haye ? Louis XV pense à Saint-Germain. Après tout, il pourrait aussi bien être polonais qu’italien ou autre. C’est quelqu’un d’impartial. Alors, le roi l’envoie.

 

Mais il n’a pas consulté Étienne-François de Choiseul, qui est son principal ministre. Monarchie absolue ou pas, Choiseul n’est pas là pour servir de potiche. Alors, il est hors de question qu’un charlatan passe devant lui ! Il fait donc accuser Saint-Germain de trahison et d’espionnage et ordonne son arrestation. Mais cette fois, Saint-Germain qui prend la fuite et parcourt l’Europe en changeant plusieurs fois de nom pour échapper à ses poursuivants.

 

On le retrouve trois ans plus tard à Bruxelles, dans les Pays-Bas autrichiens. Il se fait appeler comte de Surmont et se présente au comte Charles de Cobenzl, un ministre réformateur. Il affirme qu’il a de grands pouvoirs d’alchimiste et qu’il sait produire à volonté un métal semblable à l’or ou fournir des remèdes qui guérissent toutes les maladies et prolongent même la vie. Mais pour ça, il refuse de se montrer de jour et ne fréquente le ministre qu’à la nuit tombée.

 

Le seul témoin de cette histoire est le propre neveu de Charles de Cobenzl qui en veut à mort à cet arnaqueur qui escroque tout le monde. Dans ses Mémoires, il condamne ce voleur qui ridiculise sa famille, appauvrit son pays et finalement, disparaît sans laisser de traces, laissant derrière lui d’énormes dettes.

Charles de Cobenzl

 Étienne-François de Choiseul

Nous arrivons enfin sur un terrain un peu plus certain, parce que les derniers jours et la mort de Saint-Germain sont mieux connus que ses origines et sa naissance.

En 1779, Saint-Germain arrive au Danemark, à Altona.

C’est là qu’il croise un éminent personnage : le landgrave Charles de Hesse-Cassel, l’ancien gouverneur de Norvège. Il se méfie de Saint-Germain qui s’installe presque de force chez lui, mais peu à peu, un contact le rassure : il a fréquenté Saint-Germain qui fait effectivement des miracles et peut transformer un diamant sans valeur en une pierre de très grand prix.

Rassuré, Hesse-Cassel avoue qu’il devient même rapidement un disciple de son invité. Il lui raconte alors sa mission secrète à La Haye, ses aventures et ses évasions. S’il a été un escroc, à en croire Hesse-Cassel, Saint-Germain s’est effectivement racheté une conscience.

Ils montent ensemble une teinturerie à Eckernförde et de fait, ses produits sont de bonne qualité. Quant à ses médecines, il les vend très chers aux riches mais les distribue gratuitement aux pauvres. Rongé par les rhumatismes, Saint-Germain meurt le 27 février de l’année 1784.

Charles de Hesse-Cassel

Le personnage sort de scène et, honnêtement, même aujourd’hui, nous ne savons pas trop quoi en penser. Il serait possible d’écrire un livre entier uniquement sur la mémoire du comte de Saint-Germain. Très peu d’historiens se sont penchés sur le cas de cet imposteur qui a surtout servi les lubies de quelques riches de son époque.

En revanche, il y a eu toute une littérature non-historique qui a raconté et même surinterprété sa vie. On verse dans la magie, la spiritualité mêlant bouddhisme, christianisme et ésotérisme et on réimagine l’histoire avec des races anciennes d’anges.

Tout ce petit monde a complètement repensé l’existence de Saint-Germain en ne se basant pas sur des faits historiques, mais sur leurs propres croyances.

Saint Germain décrit par Diana Gabaldon. 

Extraits du tome 2 : Le talisman 

Chapitre 16, La nature du souffre

 

— Saint-Germain ? demandai-je, en surprenant un nom familier dans le bavardage incessant d’une des femmes de chambre. Vous avez dit le comte de Saint-Germain ?

— Oui, Madame.

Marguerite était petite et rondelette, avec un étrange visage aplati et de gros yeux ronds qui la faisaient ressembler à un turbot. Elle était gentille et toujours prête à rendre service. Elle interrompit son lustrage de parquet et fit une bouche en cul de poule, signe qu’elle s’apprêtait à me confier un secret particulièrement scandaleux. Je pris l’air le plus encourageant possible.

— M. le comte a très mauvaise réputation, Madame, annonça-t-elle solennellement.

Etant donné qu’il en allait de même, selon elle, pour la plupart de ceux qui venaient dîner chez son maître, j’arquai un sourcil intéressé et attendis de plus amples détails. Elle se pencha vers moi en lançant un regard soupçonneux autour d’elle, comme s’il y avait un espion caché derrière chaque rideau.

— Il a vendu son âme au Diable, savez-vous ? dit-elle à voix basse. On dit qu’il célèbre des messes noires au cours desquelles les fidèles de Lucifer dévorent d’innocents petits enfants.

Bingo ! J’avais encore choisi la personne idéale pour m’en faire un ennemi.

— Mais c’est bien connu, Madame, m’assura Marguerite. Pour ce que ça change ! Toutes les femmes sont folles de lui. Partout où il va, elles se jettent à son cou. Que voulez-vous, il est riche !

A ses yeux, cette dernière qualité compensait apparemment ses turpitudes réelles ou supposées.

— Comme c’est intéressant ! fis-je. Mais j’ai cru comprendre que ce « M. le comte » était un concurrent de monsieur Jared. N’importe-t-il pas du vin, lui aussi ? Dans ce cas, pourquoi le reçoit-on dans cette maison ?

Marguerite leva le nez du parquet et éclata de rire.

— Ben, voyons, Madame ! C’est pour que monsieur Jared puisse lui servir le meilleur beaune de sa cave, lui glisser l’air de rien qu’il vient d’en acheter dix caisses et, à la fin du dîner, lui en offrir généreusement une bouteille à emporter chez lui !

Chapitre 7, Le lever du roi.

 

Cherchant des yeux un siège, j’aperçus le comte de Saint-Germain à l’autre bout de la pièce. Peut-être était-ce lui que Jamie surveillait d’un air si concentré. En tout cas, c’était bien moi que le comte regardait fixement, un petit sourire au coin des lèvres. Cette expression si inhabituelle chez lui me fit froid dans le dos. Je le saluai courtoisement et m’éloignai dans la direction opposée. Durant le reste de la soirée, je m’immisçai dans des groupes de dames, papotai de tout et de rien et essayai d’orienter la conversation sur l’Ecosse et son roi en exil

 Il considère peut-être ces signes comme de simples repoussoirs, méditai-je, mais il connaît manifestement des gens pour qui ce n’est pas le cas. De qui se méfie-t-il donc tant ? Jamie hocha la tête. — J’ai entendu quelques rumeurs au sujet de messes noires, impliquant des gens de la Cour. Sur le moment, je ne les ai pas prises au sérieux, mais il va falloir que je me renseigne. Il éclata soudain de rire et passa un bras autour de mon épaule. — Je vais demander à Murtagh de filer Saint-Germain. Pour une fois, M. le comte aura affaire à un vrai démon 

Chapitre 18, Un viol dans Paris

 

… Nous recevions le duc de Sandringham, avec un petit groupe d’amis triés sur le volet : M. Duverney et son fils aîné, banquier ; Louise et Jules de La Tour ; les Arbanville ; et, pour pimenter la sauce, le comte de Saint-Germain.

— Saint-Germain ! Mais pourquoi ? m’étais-je écriée une semaine plus tôt, quand Jamie m’avait annoncé la nouvelle. — Je suis en affaires avec lui, m’avait-il rappelé. Et puis, je veux voir son visage quand il discutera avec toi pendant le dîner. Ce n’est pas le genre d’homme à cacher ses sentiments. Il saisit le cristal de maître Raymond, qu’il avait fait monter sur une petite chaîne en or. — Cela fait un joli bijou, admit-il. Porte-le ce soir et, si on te demande ce que c’est, explique-le clairement sans quitter Saint-Germain des yeux. Si c’est lui qui a voulu t’empoisonner l’autre jour, on le saura tout de suite…

… Nous parvînmes jusqu’au troisième plat sans incident, et je commençai à me détendre un peu, bien que ma main continuât à trembler légèrement au-dessus de mon consommé. — Mais c’est fascinant ! répondis-je à M. Duverney fils. Il était en train de me raconter une histoire que je n’écoutais pas, toute mon attention tournée vers l’étage supérieur, à l’affût du moindre bruit. Je croisai le regard de Magnus, occupé à servir le comte de Saint-Germain assis en face de moi, et lui adressai un petit sourire de félicitations. Trop bien dressé pour sourire en public, il accusa réception de mon compliment en inclinant légèrement du chef et poursuivit son service. Je tripotais ostensiblement le cristal à mon cou, mais le comte s’attaqua à sa truite aux amandes sans que ses traits saturniens ne trahissent la moindre émotion…

… Jamie me lança un regard et se leva.

— Si vous me le permettez, mesdames et messieurs, j’ai dans ma cave un vieux porto que j’aimerais faire goûter à Sa Grâce. Vous m’en direz des nouvelles !

— La Belle Rouge, le meilleur de Paris, commenta Jules de La Tour en se léchant les lèvres d’avance. Vous allez aimer, Votre Grâce. Je n’ai jamais rien goûté de pareil.

— Ah ! fit le comte de Saint-Germain. Vous n’avez encore rien vu, mon cher Jules. J’aurai bientôt encore mieux à vous proposer.

— Il ne peut y avoir meilleur que la Belle Rouge ! s’exclama le général d’Arbanville.

— Aha ! Attendez et vous verrez, déclara le comte d’un air entendu. Je viens de dénicher un nouveau porto, mis en bouteille sur l’île de Gostos, au large du Portugal. Il a une couleur rubis et un parfum à côté desquels la Belle Rouge ressemble à de l’eau teintée. Je réceptionne la totalité du cru en août prochain.

— Vraiment, monsieur le comte ! intervint Silas Hawkins. Vous avez donc trouvé un nouvel associé ? J’avais cru comprendre que vos ressources étaient... comment dire ? un peu à sec ces temps-ci, en raison de la regrettable destruction de la Patagonia.

Sur ces mots, il glissa délicatement un massepain dans sa bouche et sourit au comte en mâchouillant délicatement. Le comte serra les dents et un ange passa au-dessus de notre table. A en juger par le petit regard en coin que me lança M. Hawkins, il n’ignorait rien de mon rôle dans la « regrettable destruction » de la Patagonia. Ma main se remit aussitôt à tripoter fébrilement le cristal. Mais Saint-Germain ne me regardait pas ; il avait viré au rouge vif et fixait M. Hawkins d’un regard assassin. Comme l’avait dit Jamie, le comte ne cachait pas ses émotions.

— Fort heureusement, monsieur, annonça-t-il avec un effort évident pour se maîtriser, j’ai effectivement trouvé un associé disposé à investir dans cette affaire. D’ailleurs, c’est un compatriote de notre hôte. Il se tourna avec un air sardonique vers l’entrée de la salle à manger où Jamie venait de réapparaître, suivi de Magnus chargé d’une énorme carafe de Belle Rouge. Hawkins cessa un instant de mâcher, la bouche ouverte sous le coup de l’émotion.

 — Un Ecossais, vous dites ? Mais qui donc ? A part la maison Fraser, je ne connais aucun autre Ecossais à Paris dans le commerce des alcools. Une lueur amusée traversa le regard de Saint-Germain.  Il est peut-être prématuré de ma part de qualifier l’investisseur en question « d’Ecossais » à proprement parler, mais il est bien un compatriote de lord Broch Tuarach. Il s’appelle Charles-Edouard Stuart.

Chapitre 22, L’étalon royal

 

 

Les haras royaux étaient d’une propreté immaculée, fleurant bon le soleil et l’odeur des chevaux. Dans un box ouvert, Jamie examinait une jument, les yeux brillants comme ceux d’un taon amoureux. — Oh, comme tu es belle, ma pouliche ! Viens par ici, montre-moi ta belle croupe dodue ! Voilà ! Tu es magnifique ! — Si seulement mon mari pouvait me parler comme ça ! soupira la duchesse de Neve. Cela déclencha une cascade de gloussements de la part des dames de notre compagnie, rassemblées dans l’allée centrale. — Il le ferait peut-être, Madame, siffla le comte de Saint-Germain, si votre arrière-train suscitait en lui autant d’émotions. Mais Monseigneur le duc ne partage peut-être pas les goûts de lord Broch Tuarach pour les croupes rebondies. Il me lança un regard chargé de mépris et je me retins de lui flanquer ma main sur la figure. J’essayai d’imaginer ses yeux noirs à travers les fentes d’un masque et y parvins facilement. Malheureusement, sa manchette de dentelle lui recouvrait pratiquement toute la main, masquant la naissance de son pouce.

Jamie, qui n’avait rien perdu de cet échange, se tourna vers nous en s’adossant contre le flanc de la jument.

— Lord Broch Tuarach apprécie la beauté sous toutes ses formes, monsieur le comte... chez l’animal comme chez la femme. Mais, contrairement à certains que je me garderai de citer, il sait distinguer la différence entre les deux. Il adressa un sourire malicieux à Saint-Germain, puis tapota l’encolure de la jument sous les rires des invités.

 

Chapitre 27, Audience royale

 

— Regardez, Madame, dit le roi.

C’est alors que j’aperçus deux personnes, debout au fond de la pièce, à deux mètres de distance l’une de l’autre : maître Raymond et le comte de Saint-Germain. Le vieil apothicaire me regarda comme s’il ne m’avait jamais vue auparavant. Ses yeux noirs de batracien étaient tels deux puits insondables. En revanche, le comte ne put cacher sa stupéfaction en me reconnaissant. Il se ressaisit et me foudroya du regard. Comme à son habitude, il était somptueusement vêtu et portait une veste de satin blanc sur un gilet ivoire brodé de perles que la lueur des bougies faisait scintiller. Mais la splendeur de son habit mise à part, il n’avait pas l’air très à son aise. Il avait les traits tirés et la dentelle de son jabot et de son col était trempée de transpiration. Maître Raymond, lui, paraissait très calme. Il se tenait droit, les deux mains enfouies dans les manches de son manteau de velours gris. Le roi de France fit un geste en direction des deux hommes.

— Ces deux hommes, Madame, sont accusés de sorcellerie, de magie noire et d’un détournement de la quête légitime du savoir. Il parlait d’une voix froide et sinistre.

 — De telles pratiques étaient courantes du temps de mon arrière-grand-père1, mais nous ne saurons tolérer de telles infamies dans notre royaume. Le roi claqua des doigts vers l’un des hommes encapuchonnés qui était assis devant une liasse de documents, une plume et un encrier. — Veuillez nous lire les chefs d’accusation, ordonna-t-il…

— Nous n’avons aucune querelle avec la poursuite de la connaissance ni avec la quête de la sagesse quand elles sont conduites à bon escient, poursuivit le roi sur un ton mesuré. Les écrits des anciens philosophes sont riches d’enseignements pour celui qui les aborde avec prudence et humilité. Mais s’il est vrai que ces écrits peuvent servir le bien, on peut également y trouver le mal. La recherche de la connaissance peut être pervertie par la soif du pouvoir et des richesses. Son regard allait de l’un à l’autre des accusés, et il tirait manifestement des conclusions sur celui auquel ses paroles se rapportaient le plus. Le comte transpirait abondamment. Des taches sombres commençaient à apparaître sur la soie blanche de sa veste. — Non, Votre Majesté ! s’écria-t-il soudain, en avançant d’un pas. Il se tourna d’un air méprisant vers maître Raymond, avant de continuer :

— Il est vrai que des esprits vils s’agitent dans votre royaume. Les êtres abjects dont vous parlez circulent en effet parmi nous. Mais le sein de votre plus loyal sujet n’abrite pas de telles vilenies. Il se frappa la poitrine du poing au cas où nous n’aurions pas compris de qui il voulait parler.

— Non, Votre Majesté ! reprit-il. Ce n’est pas à la Cour qu’il faut chercher des perversions de la connaissance et le recours à des arts interdits ! Il n’accusait pas ouvertement maître Raymond, mais il suffisait de suivre son regard venimeux. Le roi ne sembla guère impressionné par cet émouvant plaidoyer. Il dévisagea Saint-Germain d’un œil morne, se redressa et frappa dans ses mains.

— Bon ! lança-t-il comme si le moment était venu de passer aux choses sérieuses. Il tendit la main vers moi.

— Nous avons ici un témoin. Un juge infaillible de la vérité et de la pureté des âmes... la Dame blanche. Je sursautai et il reprit sur un ton plus doux :

— La Dame blanche ne sait pas mentir. Elle lit dans le cœur et l’âme des hommes. Malheur à celui qui ment ou abrite de noirs desseins ! Elle le réduira en cendres d’un seul regard. L’atmosphère irréelle qui planait jusqu’à présent sur cette soirée se dissipa d’un coup.

J’ouvris la bouche, la refermai, ne trouvant rien à dire.

Quand le roi expliqua ses intentions, je me sentis gagnée par la terreur : deux pentagones devaient être tracés sur le sol, au milieu desquels prendraient place les deux présumés sorciers. Ensuite, chacun exposerait ses faits et motifs. Après quoi la Dame blanche ferait la part du vrai et du faux. « Et merde ! » jurai-je mentalement.

Sa Majesté s’attela elle-même à la tâche, armée d’une craie blanche. Seul un roi pouvait traiter un tapis d’Aubusson authentique avec un tel mépris.

— Monsieur le comte ? invita le roi en esquissant un geste vers le premier pentagone. Saint-Germain passa à côté de moi pour rejoindre l’emplacement qui lui était destiné. Quand il arriva à ma hauteur, je l’entendis siffler entre ses dents :

— Prenez garde, Madame, je ne suis pas seul.

Il prit sa place et me salua d’un signe de tête avec un sourire ironique. Le message était clair : si je le condamnais, ses acolytes viendraient me couper le bout des seins et brûler les entrepôts de Jared. Je maudis intérieurement Louis. Pourquoi ne s’était-il pas contenté d’abuser de mon corps ? Maître Raymond s’avança à son tour et m’adressa un sourire aimable. Je n’avais pas la moindre idée de ce que je devais faire à présent. Le roi me fit signe de venir me placer en face de lui, entre les deux pentagones. Les hommes encapuchonnés se levèrent et vinrent se poster derrière le roi, formant une masse sombre et menaçante. Il y eut un long silence. La fumée des bougies s’élevait en volutes lentes vers le plafond doré et dansait gracieusement au gré des courants d’air. Tous les regards étaient fixés sur moi. Je me tournai vers Saint-Germain et hochai la tête :

— Vous pouvez commencer, monsieur le comte, déclarai-je. Celui-ci marqua une pause et se lança. Il commença par une explication des origines de la Kabbale, avant de faire l’exégèse de chacune des vingt-trois lettres de l’alphabet hébreu et du sens profond de leur symbolisme. Son discours était purement académique, totalement inoffensif et terriblement ennuyeux. Sa Majesté bâilla, sans prendre la peine de se couvrir la bouche. Pendant ce temps, j’examinai les issues qui me restaient. Cet homme m’avait déjà menacée et attaquée. Il avait tenté de faire assassiner Jamie, pour des raisons personnelles ou politiques, peu importait. Et il était vraisemblablement à la tête du gang de violeurs qui nous avait agressées, Mary et moi. Au-delà de ces considérations et des rumeurs qui circulaient, il représentait une menace considérable pour la réussite de notre entreprise concernant Charles-Edouard Stuart. Allais-je le laisser s’en tirer à bon compte ? Devais-je le laisser continuer à exercer son influence sur le roi au bénéfice des Stuarts, et poursuivre des exactions dans les rues obscures de Paris avec sa bande de fripons masqués ? Mes tétons étaient dressés de peur sous la soie de ma robe. Mais je serrai les dents et lui retournai un regard mauvais.

— Un instant, monsieur le comte, l’interrompis-je. Tout ce que vous avez dit jusque-là est exact, mais je distingue une ombre derrière vos paroles. Le comte en resta bouche bée. Louis, soudain intéressé, se redressa sur son fauteuil. Je fermai les yeux et pressai mes mains sur mes paupières, histoire de faire croire que je regardais vers l’intérieur.

— Je vois un nom dans votre esprit, poursuivis-je. « Les Disciples du Mal ». Ce nom vous dit quelque chose, monsieur le comte ? Le comte ne possédait pas l’art de cacher ses émotions. Ses yeux semblaient sur le point de sortir de leurs orbites et il était livide. Malgré ma peur, je ressentis une petite pointe de satisfaction. Apparemment, ce nom n’était pas inconnu du roi. Ses yeux se plissèrent, formant deux fentes horizontales. Saint-Germain était peut-être un escroc et un charlatan, mais il n’était pas pleutre. Il me foudroya du regard et rejeta la tête en arrière.

— Cette femme ment, Votre Majesté ! s’écria-t-il avec le même aplomb que lorsqu’il nous expliquait quelques instants plus tôt que la lettre aleph symbolisait le sang du Christ. Elle n’a rien d’une Dame blanche ! C’est la servante de Satan ! Elle est de mèche avec ce sorcier notoire, l’apprenti de Du Carrefours ! Il pointa un doigt théâtral vers maître Raymond qui prit un air légèrement surpris. L’un des hommes encapuchonnés se signa et j’entendis un murmure de prières derrière le roi.

— Je peux le prouver ! continua Saint-Germain sans laisser à quiconque le temps de répliquer.

Il glissa une main dans une poche intérieure de sa veste. Je me souvins du poignard qu’il avait fait apparaître de sa manche le soir du dîner et m’apprêtai à plonger au sol. Mais il brandit tout autre chose.

— Il est écrit dans la Sainte Bible : Ils caresseront les serpents sans danger, tonna-t-il. Et ainsi tu sauras qu’ils sont les serviteurs du vrai Dieu !

 Ce devait être un petit python. Il mesurait un peu moins d’un mètre de long, avec des anneaux jaune et brun, souple et luisant comme une corde huilée, et des yeux dorés déconcertants. Il y eut un murmure affolé dans l’assistance et deux des juges reculèrent vivement d’un pas. Louis sursauta et jeta des regards autour de lui à la recherche de son garde du corps, planté près de la porte et qui roulait de grands yeux. Le serpent darda sa langue une ou deux fois, pour prendre la température ambiante. Ayant vérifié que le mélange de cire et d’encens n’était pas comestible, il se tortilla et fit mine de vouloir replonger dans la poche d’où on l’avait extirpé avec si peu de ménagements. Le comte le saisit derrière la tête d’un geste expert et le brandit vers moi.

— Voyez ! s’exclama-t-il, triomphal. Elle a peur ! C’est une sorcière.

A vrai dire, comparée à l’un des juges qui était plaqué contre le mur, tremblant comme une feuille, je faisais preuve d’un courage héroïque ; mais il était vrai que j’avais eu un mouvement de recul en le voyant brandir vers moi sa sale bestiole. A présent, j’avançais de nouveau, avec l’intention de la lui prendre. Après tout, ce n’était pas un serpent venimeux et j’avais envie de voir la tête de Saint-Germain si je le lui nouais autour du cou. Mais avant que je puisse l’atteindre, la voix de maître Raymond s’éleva derrière moi.

— Monsieur le comte, votre citation de la Bible est incomplète !

Les chuchotements cessèrent aussitôt et le roi se tourna vers lui.

 — Que voulez-vous dire ?

L’apothicaire plongea les mains dans ses larges poches et en sortit un flacon et une coupe. — Ils caresseront des serpents sans danger... cita-t-il à son tour. Et s’ils boivent un poison mortel, ils n’en mourront pas.

D’une main, il tendit la coupe devant lui, et de l’autre il inclina le flacon, prêt à verser.

— Puisque lady Broch Tuarach et moi-même avons été accusés, poursuivit-il en me lançant un bref regard, je propose que nous prenions part tous les trois à cette épreuve. Avec votre permission, Votre Majesté.

Louis semblait plutôt ahuri devant cet enchaînement rapide d’événements, mais il hocha la tête et un filet de liquide ambré se déversa dans la coupe. Il vira aussitôt au rouge et se mit à bouillonner.

— Du sang de dragon, expliqua maître Raymond nonchalamment. Parfaitement inoffensif pour ceux qui ont le cœur pur.

Il m’adressa un sourire encourageant et me tendit la coupe. Je n’avais pas trente-six solutions : il me fallait l’accepter. Le sang de dragon s’avéra une sorte de bicarbonate de soude. Il avait un goût d’eau-de-vie effervescente. J’en bus trois petites gorgées et rendis la coupe. Maître Raymond but à son tour et se tourna vers le roi.

— Si la Dame blanche veut bien donner la coupe à M. le comte ? demanda-t-il.

Il esquissa un geste vers le pentagone, à ses pieds, rappelant qu’il ne pouvait sortir de la figure tracée à la craie. Sur un signe de tête du roi, je pris la coupe et me tournai machinalement vers le comte. J’avais environ six pas à faire. J’en fis un, puis un autre, les genoux tremblants. La Dame blanche voit la vraie nature d’un homme. Était-ce vrai ? Que savais-je en vérité sur le comte ou sur l’apothicaire ? Pouvais-je encore arrêter ce jeu de massacre ? Était-il possible d’agir autrement ? Je songeai brièvement à Charles-Edouard et à la pensée qui m’avait traversé l’esprit lors de notre première rencontre : s’il avait pu mourir, il aurait arrangé tout le monde ! Mais a-t-on le droit de tuer un homme parce qu’il a des rêves de grandeur ? Même si ces rêves risquent de coûter la vie à des milliers d’innocents ? Je n’en savais rien. J’ignorais si le comte était coupable ou si maître Raymond était innocent. J’ignorais si la poursuite d’une cause honorable justifiait le recours à des moyens qui l’étaient nettement moins. J’ignorais la vraie valeur de la vengeance.

En revanche, je savais que la coupe que je tenais entre mes mains était la mort. Je n’avais pas vu maître Raymond y ajouter quelque chose, comme personne d’autre d’ailleurs. Mais je n’avais pas besoin d’y tremper la sphère de cristal qui pendait à mon cou pour savoir ce qu’elle contenait maintenant. Le comte le comprit lui aussi à mon visage. La Dame blanche ne sait pas mentir. Il hésita, les yeux fixés sur le liquide bouillonnant.

— Allez, Monsieur, buvez ! lui enjoignit le roi. Vous avez peur ?

 Je ne portais pas le comte dans mon cœur, mais je devais reconnaître qu’il avait du cran. Il releva son visage blême vers le roi et soutint courageusement son regard.

— Non, Majesté.

Il me prit la coupe des mains et la vida d’un trait. Son regard, qui ne me quittait pas, reflétait la conscience de sa mort imminente. La Dame blanche peut sauver l’âme d’un homme... ou la réduire à néant. Il s’effondra sur le sol, le corps agité de convulsions. Des exclamations et des cris s’élevèrent dans l’assistance, étouffant ses râles d’agonie. Ses talons martelèrent brièvement le sol, il cambra les reins et retomba lourdement, inerte. Le serpent, de fort méchante humeur, se glissa hors des plis de satin blanc et zigzagua rapidement sur le tapis, cherchant refuge entre les pieds du roi. Puis ce fut le chaos complet