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Prestonpan 

Le chapitre 36 du deuxième tome s’ouvre sur septembre 1745. Jamie et Claire sont mariés depuis deux ans. C’est un jeune couple et pourtant¸ le lien qui les unit semble puiser dans un temps bien plus lointain que la mesure de l’humain. De retour de France¸ ils savourent une éphémère quiétude à Lallybroch avant que l’usurpation fallacieuse du nom Fraser ne vienne réclamer les services de Jamie. Les voilà de nouveau sur les routes¸ embarqués dans la guerre dynastique entre Anglais et Jacobites écossais dont le premier acte se joue à Prestonpans.

 

Le chapitre 36 et les épisodes correspondants (9 et 10, deuxième saison) sont donc centrés sur les préparatifs et la victoire d’une armée autour d’un couple charismatique, Jamie en chef militaire avisé et courageux¸ Claire en talentueuse infirmière de guerre¸ tous deux luttant¸ exemplaires et audacieux dans une urgence poignante¸ puisant dans leurs regards mutuels la force qui les soutient.

 

Ce qui diffère, c’est que le chapitre est structuré autour de la question existentielle de la moralité des actes que l’interrogation mélancolique et déterminée de Claire résume en ces termes : « Quel choix avions-nous vraiment, étant ce que nous étions ? ». Les épisodes 9 et 10 de la série offrent une vision plus personnelle de la guerre, dans sa dimension sacrificielle¸ avec une succession d’impératifs douloureux : Claire confrontée au stress post traumatique de ses souvenirs de guerre, Jamie soldant ses comptes avec son oncle Dougal, et tous deux souffrant de la perte des êtres chers au combat.

 

Dans ce contexte¸ la rencontre avec le jeune Lord John Grey est très différente entre les deux supports¸ littéraire et télévisuel.

 

Les pages du roman¸ comme les deux épisodes¸ sont particulièrement sombres. Mais ils ont la beauté de l’éphémère, l’insolence de la rémission, la poésie du désespoir. On se réjouit des étreintes volées aux caprices du destin¸ des instants de complicité¸ des retrouvailles après la bataille¸ de ces moments où les corps se mêlent dans le réconfort de l’autre. Prisonniers d’un irrésistible engrenage¸ Claire et Jamie montrent à Prestonpans et jusque sur la lande de Culloden¸ une volonté d’honorer un code moral de droiture¸ de justice et de sagesse digne des traditions héroïques d’antan.

 

Les épisodes 9 (« Je suis prest ») et 10 (« Prestonpans ») de la deuxième saison et le chapitre 36 ont d’abord en commun la description d’une atmosphère de guerre où de multiples sensations sont convoquées pour couvrir tous les aspects d’une armée en campagne.

 

Dans le livre¸ c’est la richesse grammaticale et la précision des mouvements qui encerclent le lecteur dans l’imagerie de la guerre¸ de la lenteur mécanique de l’attente à la minutieuse organisation aiguillonnant chacun, jusqu’à la fureur libérée des troupes galvanisées. Depuis la Grande Guerre et l’institutionnalisation des marraines de guerre pour soutenir le moral des soldats¸ l’écriture et l’expérience guerrière se conjuguent tristement pour tenter de dire l’indicible. Ici¸ le récit de l’auteur¸ Diana Gabaldon¸ renoue avec cette tradition d’adosser à la réalité stratégique et militaire de la guerre les conséquences humaines et psychologiques qui emportent les acteurs de ces heures fatales.

 

On a donc une vision concrète de la bataille de Prestonpans qui raconte autant le fait guerrier que la vie quotidienne dans ses moindres détails avec les sentiments et réflexions associés. Au travers de Claire¸ qui est toujours la narratrice¸ on vit une palette d’émotions - colère¸ détermination¸ froide lucidité¸ dégoût¸ peur¸ dévotion¸ épuisement¸ tendresse… - enroulées dans des procédés d’écriture oscillant entre le réalisme froid et détaché face à la désolation de la guerre et l’implication sensible d’une femme d’expérience.

 

Par l’immédiateté de l’image¸ la série transporte le téléspectateur en déversant sur lui la charge émotive contenue dans le visuel et le son¸ associée à la qualité du jeu des acteurs. Cadrage¸ couleurs¸ plans¸ perspectives sont savamment choisis. Si l’imaginaire est nécessairement canalisé par l’image¸ il n’en est pas moins puissant puisqu’il agit sur l’inconscient individuel pour heurter¸ éveiller¸ émouvoir comme le font les mots. Entre la perception visuelle immédiate et le discernement psychique ultérieur¸ c’est tout l’univers du non-dit¸ de l’implicite et du sous-entendu qui se structure petit à petit dans le cerveau du téléspectateur. Ainsi, la première scène de l’épisode 10 donne d’emblée le tempo : Claire, seule, le regard plongé sur un cadavre écossais ; caméra plus basse qu’elle pour la filmer vers le haut¸ la magnifiant¸ confortant son rôle central mais soulignant aussi sa responsabilité¸ en accentuant l’effet dramatique. La guerre s’invite dans l’ordinaire du téléspectateur et avec elle, les réminiscences du passé et l’urgence du présent chez une femme rattrapée par son angoisse de l’avenir. Un sentiment de finitude emplit le téléspectateur¸ conscient que les destins national de l’Ecosse et personnel d’un couple sont désormais inextricablement noués.

 

Livre ou série, les sensations de la lecture et des images télévisuelles se succèdent à un rythme rapide dans une tension permanente qui n’est ralentie que par les pauses salutaires centrées sur Jamie et Claire, lorsqu’ils s’auscultent ostensiblement pour se rassurer mutuellement¸ avant de s’étreindre dans une langueur pleine de délicatesse.

Chapitre 36, Le Talisman et Episodes 9 & 10 saison 2 : deux points de vue différents mais complémentaires 

 

Par Fany Alice 

Illustration : Valérie Gay-Corajoud  

 

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Le premier aspect de cette atmosphère de guerre réside dans le langage militaire sur les déplacements de troupes¸ le positionnement des lignes arrière¸ les postes avancés ainsi que sur les réflexions stratégiques dans la conduite des armées. Ce sont surtout les querelles de commandement qui sont soulignées dans les deux supports¸ littéraire et télévisuel¸ à l’occasion d’un échange entre Jamie et le général jacobite Lord George Murray, excédé par les initiatives des uns et des autres au chapitre 36¸ et d’un huit clos entre les différents chefs regroupés autour du Bonnie Prince Charlie au début de l’épisode 10.

 

Que dire de ce prince dépeint sans illusion ni concession sous la plume habile de l’auteur ou la mise en scène tout aussi avisée des scénaristes ? Il semble toujours vaniteux et versatile¸ incapable d’endosser le rôle que lui prédestine son père¸ lui-même écarté du trône d’Angleterre depuis la Révolution de 1688. Alors qu’il visite les blessés de la bataille de Prestonpans au chapitre 36 et dans l’épisode 10¸ il apparait grandiloquent et maladroit dans des habits d’une propreté immaculée en décalage choquant avec le dénuement de ceux qui le servent¸ en particulier de Jamie¸ si proche du quotidien de ses hommes. Un geste de reconnaissance envers Jamie blessé lui vaut cette mansuétude toute relative de Claire au chapitre 36 : « Et juste pour cet instant, j'ai pensé que peut-être il aurait pu faire un roi, après tout. » Et la mémoire populaire aussi, nostalgique et indulgente, ne retiendra que l’élan affectueux d’un peuple envers son prince au travers d’une chanson écrite à la fin du XIXème siècle, « My Bonnie lies over the ocean »¸ dont le célèbre refrain « Bring back, bring back Oh bring back my Bonnie to me, to me » bercera des générations de petits Ecossais.

Mais sous la plume de D. Gabaldon¸ l’héroïsme de Jamie se donne avant tout à vivre dans le regard attendri d’une épouse qui s’émeut des sacrifices endurés par son mari : « Six heures de sommeil dans un champ humide, suivies d'une bataille au cours de laquelle il avait été piétiné par un cheval, blessé par une épée, et fait Dieu sait quoi d'autre. Puis¸ il avait rassemblé ses hommes, recueilli les blessés, soigné les blessés, pleuré ses morts et servi son Prince. Et pendant tout ce temps, je ne l'ai pas vu s'arrêter pour manger, boire ou se reposer. »

 

Le récit guerrier est également plus ambivalent dans le livre¸ davantage centré sur le contact personnalisé avec l’ennemi qui émet son dernier râle empalé sur l’épée que sur l’assaut impersonnel où l’adrénaline détruit sans conscience. La victoire a le goût amer du dilemme moral¸ tuer ou être tué : « Je me souviens... de tout, a-t-il dit, presque en murmurant. Chaque coup. Chaque visage. L'homme allongé sur le sol devant moi qui s'est mouillé de peur. Les chevaux qui hurlaient. Toutes les odeurs. (…). Il était presque plié en deux, la tête sur les genoux, les frissons étaient visibles maintenant. » On reconnaît lภen filigrane dans la saga littéraire¸ l’âme tourmentée de Jamie dans le questionnement de ses actes¸ et la force rédemptrice de Claire à ses côtés¸ dans un récit qui ne néglige pas la quête de sens¸ entre la sentinelle endormie que Jamie épargne et celle qu’il éventre l’instant d’après. Dans l’épisode 9¸ un bref échange à l’initiative de Murtagh montre Jamie conscient de ses responsabilités envers ses hommes mais esquivant rapidement la question¸ résigné à l’inéluctabilité des événements.

Le champ lexical autour du corps et de ses souffrances est également présent. Contemporains de Claire¸ lecteurs et téléspectateurs partagent avec elle sa mémoire des champs de bataille de la seconde guerre mondiale. Ils ressentent son vécu au travers des descriptions ou des représentations visuelles des corps désincarnés¸ du corps machine avec ses artères fissurées¸ ses plaies purulentes¸ ses chairs décomposées ou ses membres désarticulés. La menace de l’infection est lภplus cruelle qu’en 1940¸ tributaire des limites de la médecine et des incrédulités d’une époque sur le rôle de l’asepsie.

L’univers sonore est omniprésent¸ imaginé par la force des mots du livre¸ associé aux lumières et aux couleurs¸ et ce n’est que lorsque Jamie et Claire peuvent s’échapper un instant en lisière du camp qu’ils perçoivent avec une étrangeté mélancolique la beauté du silence : aux cris des blessés¸ au crépitement des fusils¸ au bruit métallique des chocs frontaux¸ au grondement des canons répondent les allées et venues des messagers solitaires¸ des patrouilles et rotations¸ les hennissements des chevaux mêlés aux respirations haletantes des corps en repos. Même la nuit charrie la peur de mourir tandis que l’alternance des rythmes épuise les corps malmenés par le froid¸ tiraillés par la faim¸ affaiblis par le manque de sommeil.

 

Dans la série¸ l’univers sonore se donne prioritairement à vivre au travers de la musique. Le rythme entrainant des sonorités du folklore écossais résonne dans la chanson composée par Bear MacCreary à l’occasion de l’épisode 9¸ « Moch sa Mhadainn is Mi Dusgadh »¸ qui galvanise les troupes jacobites. C’est une musique puissante¸ émouvante et mélancolique¸ à la hauteur du sacrifice de ces hommes pour la survie de l’Ecosse. Les bruits de la guerre sont également entendus - rage des assauts¸ calvaire des blessés¸ bousculades¸ brancards de fortune qui s’entrechoquent¸ derniers râles¸ gémissements continus¸ tirs de fusils¸ canonnades… - et accentués par les images concomitantes des corps déchiquetés¸ de la poudre noire des canons¸ du brouillard incessant et de la poussière mêlée au sang.

Avant et après la bataille¸ la saleté et le manque de soins sont un autre aspect de cette atmosphère de guerre¸ ce sont les ennemis de chaque instant. Les premiers paragraphes du chapitre s’ouvrent sur la lutte que les trente hommes de Lallybroch conduits par Jamie livrent avec les poux. Claire¸ dans son rôle nourricier¸ applique à Jamie le traitement qu’elle s’inflige¸ un lavage régulier des cheveux avec de l’achillée mille-feuille. Plus tard¸ elle le gave de pommes dont la vitamine C protège du scorbut¸ lui rappelant l’importance de consommer oignons¸ choux¸ oranges¸ citrons et même herbes vertes et herbes des prés¸ autant de recommandations qu’il appliquera avec sagesse durant leurs vingt années de séparation. La promiscuité et le manque d’hygiène sont abordés dans l’épisode 9 sous l’angle plus impersonnel de l’infirmière aux aguets¸ dans les rappels incessants de Claire pour la désinfection et le soin à apporter à toute blessure¸ comme lorsqu’elle se saisit avec autorité du pied boursoufflé d’Angus.

 

Au milieu de ce vacarme permanent¸ l’illusion de la normalité se décline dans les repas¸ les soins¸ les préparatifs médicaux¸ les entrainements militaires¸ les discussions ou les plaisanteries grivoises entre soldats autour d’un feu de camp. L’attention est portée sur deux couples de soldats inséparables dans les épisodes 9 et 10¸ l’infatigable duo comique Rupert/Angus et le nouveau duo Ross/Kincaid¸ symbolisant les valeurs écossaises de courage et de solidarité et à eux quatre¸ le prix de la guerre. Série comme livre offrent ces moments de répit bienvenus mais qui ne masquent en rien l’angoisse du combat.

 

 

La série insiste davantage que le chapitre sur le sacrifice personnel que représente la bataille de Prestonpans. Même s’il s’agit d’une victoire, elle a un coût, celui de la dislocation progressive des liens tissés en première saison avec le clan Mac Kenzie. Les repères qui avaient su attacher Claire à ce siècle s’effilochent un à un.

 

Les hommes que l’on avait appris à aimer meurent : ce n’est pas seulement Kincaid qui succombe mais le fidèle Angus dont le poignant « save me Mistress » (Episode 10), gage de la confiance qu’il avait fini par éprouver à l’égard d’une sassenach, montre la solidité des amitiés dans cette Ecosse au premier abord rustre et sauvage. Rupert est en sursis, on craint pour les autres, pour chacun des hommes dont la disparition successive ne laissera plus que Jamie et Claire seuls face à un sort que le téléspectateur n’ignore pas, pas plus que le lecteur, parce que la construction du récit du deuxième tome et de la deuxième saison débute l’une par l’année 1968, l’autre par 1948 : Claire et Jamie séparés¸ perdus dans le souvenir de l’autre. Qu’il est d’ailleurs étrange de constater qu’en dépit de cette issue connue, téléspectateurs et lecteurs vivent les instants de Prestonpans avec la même urgence que leurs héros¸ comme si l’espoir était encore possible. Virtuosité d’une écriture et d’un scénario qui étourdit au-delà de la réalité…

Le sacrifice personnel que représente Prestonpans est également matérialisé dans la série (Episode 10) par deux images centrales d’étreintes entre Claire et Jamie exerçant une fonction symbolique¸ comme miroir de nos émotions¸ ramenant le téléspectateur à une réalité sensorielle qui lui est familière¸ la douleur de la séparation : « Dieu merci, disaient ses yeux bleus foncés, et Dieu merci, répondaient les miens » (Chapitre 36).

 

C’est d’abord le baiser au soldat avant le départ¸ langoureux et angoissé¸ puis celui des retrouvailles après la victoire¸ fougueux et palpitant : la démarche est volontairement stylisée pour magnifier la beauté expressive des époux réunis au détriment de ce qui l’est moins¸ l’environnement sordide de la guerre. L’image s’ancre profondément dans la mémoire du téléspectateur qui se représente visuellement l’attachement entre Claire et Jamie au travers de cette double effusion sentimentale esthétisée. Le lecteur¸ tout aussi chargé émotionnellement¸ est néanmoins dans une représentation mentale plus rationnelle et logique centrée sur le coût émotionnel de la victoire pour Jamie, dans la souffrance des derniers jours enfin libérée par l’étreinte : « Claire. J'ai besoin de toi, a-t-il chuchoté. J'ai tellement besoin de toi. (…). L'épuisement bloqua toutes nos pensées et nos souvenirs ; toutes les sensations sauf la connaissance de l'autre » (Chapitre 36).

Si l’atmosphère de guerre est bien commune au livre et à la série¸ en revanche¸ la rencontre avec Lord John Grey¸ jeune aristocrate anglais d’à peine 16 ans, est abordée différemment¸ à la fois dans son déroulé et dans les conséquences morales que l’incident entraine.

 

Il est évident que la narration de D. Gabaldon apporte son lot d’ambiguïté inconfortable¸ de gêne malsaine¸ de colère étouffée et d’agacement croissant. Là où le téléspectateur sourit¸ le lecteur fulmine. Là où l’un s’émerveille de l’ingéniosité du subterfuge¸ l’autre s’insurge de l’obscène manipulation. L’un applaudit¸ l’autre s’agace. Tous deux ne sont donc pas intellectuellement stimulés de manière similaire.

 

La scène proposée par les scénaristes rappelle le comique de situation des vaudevilles¸ léger et grivois¸ où le quiproquo rassemble plusieurs témoins complices décidés à piéger un individu isolé dans un récit fallacieux où l’hilarité domine (Episode 9). Cette scène apporte donc son moment de fraicheur et d’insouciance dans un épisode angoissant. Ainsi¸ alors que le jeune Anglais capturé par Jamie se fige dans un refus absolu de ne rien divulguer quant au positionnement des troupes britanniques¸ Claire surgit et endosse spontanément le rôle d’une captive anglaise prête à sacrifier sa pudeur auprès de ses geôliers écossais pour épargner la vie du jeune garçon. Vif et alerte¸ Jamie saisit la proposition de jeu de sa femme sous l’œil amusé de Murtagh et des hommes alentour. S’ensuit une étreinte forcée mais sensuelle où les cris et gesticulations de Claire finissent par convaincre Lord John Grey. Un baiser faussement imposé de Jamie et une adorable moue colérique de Claire tout aussi feinte viennent clore la séquence burlesque.

A l’inverse¸ le récit proposé dans le chapitre 36 est un moment de tension intense. La scène est brutale et pénible. Nul sourire ou amusement ne peut détendre un lecteur sous le choc. Le jeune Grey est menacé¸ ce qui provoque la colère de Claire dont l’accent anglais interpelle le captif. Tout s’enchaine alors dans une succession soudaine de gestes courts et brusques de Jamie qui surprennent autant Claire que les hommes accourus et le lecteur : « Il m'attrape par le poignet et me tire vers lui, me faisant légèrement trébucher sur le sol rugueux. Je suis tombée vers lui, et il m'a brutalement tordu le bras derrière le dos. (…). Il a enroulé ses doigts dans mes cheveux, a forcé ma tête en arrière et m'a embrassée avec une brutalité délibérée qui m'a fait me tortiller involontairement en signe de protestation. (…). Les mains de Jamie ont atteint le col de ma robe. D'un coup sec, il a déchiré le tissu de la robe et de la chemise, découvrant la majeure partie de ma poitrine. »

 

Alors que les attouchements de Jamie restent relativement chastes dans la série¸ se limitant à   une jupe légèrement retroussée¸ des mains baladeuses et un baiser appuyé¸ les atteintes sur le corps de Claire sont violentes et humiliantes. Certes¸ elle tourne le dos aux hommes et « seuls » Ross et Kincaid¸ qui tiennent le jeune Grey par les bras¸ sont témoins directs de la poitrine nue de Claire (et ont la pudeur de détourner le regard)¸ mais il s’agit néanmoins d’une attaque frontale et non consentie sur une femme : un bras est tordu dans son dos avant que ses deux mains ne soient fermement liées¸ un bâillon est enfoncé dans sa bouche puis¸ une fois que Claire est totalement entravée dans ses mouvements¸ « les mains de Jamie se sont précipitées sur mes épaules, écartant les morceaux déchirés de ma robe. Dans un déchirement de lin et de futaine, il m'a dénudée jusqu'à la taille, en coinçant mes bras le long de mon corps.» Recouverte de sa cape¸ une fois que Lord John Grey cède¸ elle reste néanmoins bâillonnée pendant une heure¸ le temps de l’interrogatoire du jeune homme. Point de courroux travesti ici mais une franche colère de Claire vis-à-vis de Jamie (« … j’aurais pu joyeusement le tuer. »).

Une première conclusion que l’on peut tirer de cette représentation si différenciée entre la série et le livre réside dans le rôle décisionnaire confié¸ soit à Claire¸ soit à Jamie : l’initiative revient à la première dans la série mais au deuxième dans le livre. Jamie est positionné en chef de guerre par D. Gabaldon qui ravale Claire au rang de soldat dont il est le supérieur hiérarchique. Il use de ses seins comme d’une arme¸ comme le ferait un canon face à un bataillon de tuniques rouges¸ pour contraindre un jeune ennemi tout aussi pugnace. Un chef paye de sa personne¸ qu’il s’agisse de lui-même ou de son épouse supposée solidaire et obéissante¸ ils sont Lord et Lady Broch Tuarach¸ tenus à l’exemplarité et au sacrifice s’ils veulent que les troupes respectent et obéissent à leur Laird et chef de guerre. A l’inverse¸ la série offre les honneurs à Claire seule qui¸ par sa présence d’esprit et sa vivacité d’action¸ a permis un dénouement heureux à un incident qui aurait pu devenir tragique.

 

Une autre conclusion est liée à la représentation du personnage de Jamie. Tout au long du chapitre 36¸ il est dépeint comme un chef responsable¸ impliqué¸ économe de ses hommes. Les allusions sont fréquentes aux trente hommes de Lallybroch que Jamie espère épargner et voir rentrer sains et saufs sur ses terres. Il sait que le sort de l’Ecosse est scellé à Culloden et sa seule consolation réside dans la survie de ces trente hommes et celle de son épouse. Les épisodes 9 et 10 mettent également en lumière le charisme de Jamie comme le fait le livre mais font l’impasse sur sa vulnérabilité qui découle de responsabilités particulièrement lourdes¸ dans la difficulté morale¸ physique¸ émotionnelle¸ d’honorer ses devoirs envers ses soldats¸ son pays¸ son Prince tout en connaissant l’issue fatale : « Et donc je dois chevaucher avec un homme - le fils de mon roi - que le devoir et l'honneur m'appellent à suivre¸ et chercher à   pervertir la cause que j'ai juré de défendre. J'ai prêté serment pour la vie de ceux que j'aime, je trahis le nom de l'honneur pour que ceux que j'honore puissent survivre » (Chapitre 36). Jamie est un héros cornélien¸ partagé entre le devoir et le sentiment¸ contraint de faire des choix qui lui sont moralement couteux. Claire le sait¸ comprend¸ soutient¸ pardonne et absout :   « J'ai ressenti un vrai chagrin pour sa corruption, et j'ai partagé un sentiment de perte pour le garçon naïf et galant qu'il avait été » (Chapitre 36).

 

L’arc narratif du chapitre 36 est donc centré sur la fragilité de Jamie et son besoin de Claire¸ pour obtenir l’assurance que ses choix sont les bons¸ tandis que celui de la série insiste sur l’aura du chef¸ héroïque et exemplaire¸ qui sait diriger habilement ses hommes¸ un prince ou Dougal. Le chapitre 36 se termine ainsi : « J’ai besoin de toi ». Il est aussi question de « sympathie féminine¸ amour et nourriture » avidement recherchés par Jamie contre le corps de sa femme. Avant ce final¸ de longs passages s’étirent sur ses questionnements¸ sur la moralité de ses actes¸ l’éthique de ses convictions¸ son sens de l’honneur dans le combat¸ sa responsabilité devant ses hommes¸ sa peur d’être dépourvu de droiture. Jamie est écrasé par les dilemmes¸ dilemme vis-à-vis du Bonnie Prince Charlie¸ dilemme du combattant sur le champ de bataille¸ dilemme de l’homme amoureux qui malmène sa femme pour sauver ses hommes.

 

La portée de la rencontre n’est donc nullement comparable entre le livre et la série. Si¸ dans les deux supports¸ elle aboutit au même résultat - des vies sauvées¸ la connaissance des positions britanniques révélées par le jeune Grey permettant une opération commando réussie au travers des lignes ennemies - elle n’a évidemment pas la même signification symbolique ni le même coût moral pour Claire et Jamie. Cela reste un moment de répit humoristique dans l’épisode 9¸ sans suite autre que le souvenir d’une initiative glorieuse de Claire. Les scénaristes ont voulu faire un clin d’œil à la scène de violence conjugale de l’épisode (également numéro 9) de la première saison en montrant¸ cette fois-ci¸ le consentement de Claire dans le recours à la force sur sa personne. Le couple a évolué¸ tout va bien.

 

Sans parler de régression quant à l’évolution du couple¸ cette scène marque néanmoins une rupture de leur complicité dans le livre : Claire a été contrainte et forcée. Elle ne peut se comprendre que si on garde à l’esprit que Jamie sait que ses jours sont comptés¸ que l’inéluctable l’attend dans la promesse de ramener sa femme auprès de Frank : sa mort sur le champ de bataille de Culloden. Il est donc dans la situation mentale de celui qui n’a d’autre projet que de sauver son âme en équilibrant la balance des meurtres¸ pillages¸ vols dont sa jeune vie est déjà riche¸ par des actes courageux et moralement honorables.

 

Dès lors¸ il en découle deux actions qui dictent la conduite de Jamie : la première¸ expier sa faute envers Claire ; la seconde¸ obtenir d’elle son consentement rétrospectif sur l’arbitrage qu’il a dû faire devant l’éventail des possibilités face à Lord John Grey. Dans les deux cas¸ on est dans une recherche de rédemption spirituelle.

 

L’expiation se fait en trois temps : d’abord¸ Jamie fait ses excuses une fois que le jeune Grey a cédé¸ restaurant un semblant de dignité à Claire : « Je dois m'excuser auprès de ma femme de l'avoir forcée à prendre part à cette tromperie. (…). Je vous assure également que si la dame honore parfois mon lit de sa présence, elle ne l'a jamais fait sous la contrainte. Et elle ne le fera pas maintenant. » Son regard rase le sol¸ n’osant lever les yeux sur Claire. Il réitèrera ses excuses lorsqu’il sera seul avec elle. Ensuite¸ il se laisse gifler devant ses hommes : « Le souffle irrégulier, je me suis approchée de lui et l'ai giflé aussi fort que possible. Le coup a laissé une tache blanche sur une joue et a fait pleurer ses yeux, mais il n'a pas bougé ni changé d'expression. » Enfin¸ il réclame une punition corporelle pour lui-même¸ endossant la responsabilité de l’infiltration de Grey entre leurs lignes¸ mais aussi et surtout en réparation de ce qu’il a fait subir à Claire : « Je pensais peut-être que je te le devais. Ou peut-être à moi-même. Oui ? Est-ce l'acte d'un gentleman de déshabiller sa femme en présence de trente hommes ? »

 

Puis, il retrouve Claire. Lภune fois l’acte accompli¸ il s’agit d’en juger la moralité. Il ne peut le faire sans elle : sa présence¸ son opinion¸ son amour lui sont indispensables. Sans doute Jamie pense-t-il que Claire a une force qu’il n’a pas. Elle est son âme sœur¸ son double¸ mais en plus achevé et plus parfait et toutes les grâces qu’il lui prête peuvent le racheter¸ offrir au guerrier tourmenté l’absolution recherchée et la certitude que ses actions sont justes.

 

L’écriture de D. Gabaldon est alors à la fois philosophique et religieuse. Philosophique¸ parce qu’elle montre Jamie confronté à un dilemme éthique où son choix opposait deux devoirs moraux, l’un de préserver la vertu de sa femme, l’autre d’épargner la vie d’un jeune garçon et de sauver celle de ses hommes ; religieuse¸ parce que le pardon passe par la reconnaissance des péchés et la volonté de s’amender¸ ce que l’on retrouve dans la citation biblique de Claire :  « Quand je me taisais, mes os vieillissaient à force de rugir tout le jour. »

 

D’un point de vue philosophique¸ l’Antiquité grecque a théorisé la problématique dans laquelle se trouve Jamie par le concept « d’aporie » qui désigne une situation insoluble liée à la présence de deux options contradictoires mais toutes deux aussi valables : prosaïquement, il s’agit d’une impasse. On retrouve cette dynamique à l’œuvre dans les pièces de Corneille ou de Racine. Jamie doit donc composer avec la dualité morale de sa décision, entre la culpabilité d’avoir dénudé Claire et la satisfaction d’avoir sauvé ses hommes. L’attitude de Claire emprunte aussi à l’antagonisme : « Déchirée entre l'envie de lui caresser la tête et l'envie de l'écraser avec une pierre, je n'ai fait ni l'un ni l'autre. » Ils sont intérieurement dans une même symétrie déstabilisatrice.

 

Jamie expose les choix possibles face à Grey : la torture et le meurtre d’un garçon n’avouant rien¸ rendant inéluctable le sort des trente hommes de Lallybroch cernés de Britanniques. Jamie est en guerre et¸ en temps de guerre, le cycle des décisions est drastiquement raccourci :  l’observation, le traitement de l’information et le passage à l’acte sont ramassés en un temps d’autant plus court que la mort est une issue toujours probable. L’honneur n’est pas un code abstrait. Il se joue dans les situations périlleuses où des vies sont en jeu¸ comme un point d’équilibre entre des forces contraires soumises à un arbitrage¸ dans la pesée rapide des choix possibles.

 

En une fraction de seconde¸ Jamie fait donc le choix de sacrifier la vertu de Claire.

 

Au XVIIIème siècle¸ un nouveau courant de pensée né au Royaume-Uni se développe : l’utilitarisme. Seul compte le résultat dans une optique de maximisation de l’intérêt collectif. Le risque de « moindre mal » est accepté comme ici¸ où le libre-arbitre de Claire est bafoué au nom de la nécessité impérieuse de sauvegarder la vie d’un plus grand nombre¸ les soldats jacobites.

 

Or, la valeur du plus grand nombre est-elle supérieure à celle d’un seul individu ? Qu’advient-il des propres préférences de Jamie et du conflit interne que sa décision entraine immanquablement ? Est-il acceptable de subordonner une finalité objectivement louable à un moyen moralement condamnable ? Au XIXème siècle, le philosophe Max Weber reprend ces différentes réflexions pour théoriser l’éthique de responsabilité opposée à l’éthique de conviction. La guerre offre le cadre propice à l’usage de l’éthique de responsabilité lorsqu’un chef comme Jamie se voit contraint d’atteindre une fin conforme à ses valeurs par le recours à   des moyens en contradiction avec celles-ci. Seule Claire peut donc aider Jamie à résoudre son conflit intérieur : « Si je devais choisir entre ce que tu as fait et ce que tu aurais pu faire... oui, ça va. » Jamie n’a ni torturé¸ ni tué un jeune garçon et cela a plus de valeur à ses yeux que « des notions de conduite de gentleman. » 

 

Mais le pardon de Claire est toujours intimement lié à la capacité de Jamie à s’amender. Dans le tome premier¸ il prête serment de ne plus lever la main sur elle. Ici¸ il a cherché à expier sa faute¸ allant jusqu’à la flagellation (allusion christique au rachat des péchés par la mortification de la chair). Claire pense au psaume 32.2 du roi David¸ de l’Ancien Testament¸ et au silence qui ronge tant que l’on n’a pas avoué sa faute et réclamé le pardon pour la transgression : « Quand je me taisais, mes os vieillissaient à force de rugir tout le jour. » Jamie a avoué sa culpabilité, il n’est donc pas moralement corrompu. Et on retrouve finalement dans le livre¸ comme dans la série¸ une forme de rappel de l’épisode de violence conjugale du tome premier puisque Jamie s’auto punit de coups de ceinture pour sa faute à l’égard de Claire. Il conseille également à Claire de retourner dans leur tente commune avant d’ordonner son propre châtiment¸ se rappelant sans doute le traumatisme que cette coutume a représenté pour Claire et voulant ainsi lui épargner d’en revivre le souvenir.

 

La lecture du chapitre 36 et le visionnage de l’épisode 9 de la deuxième saison ont donc choisi deux voies diamétralement opposées. Assurément¸ la série opte pour une certaine facilité¸ substituant à une scène tragique une scène légère¸ évacuant tout le développement introspectif proposé par D. Gabaldon qui bouscule son lecteur. Car, la saga littéraire est dès le départ investie dans le paradoxe du héros¸ acteur fort et responsable mais doué d’une conscience qui le fragilise¸ et dans la figure de la femme libre qui cherche l’accomplissement dans toutes ses priorités mais sans jamais sacrifier l’amour d’un homme. Néanmoins¸ la série met en lumière un instant de très forte complicité qui fait aussi partie intégrante de l’esprit des livres. La communion est totale entre ce que Claire propose et ce que Jamie répond¸ et on retrouve cette faculté propre aux deux de décoder les attentes de l’autre pour lui offrir son aide sans hésiter.

De plus¸ la série ne fait pas totalement l’impasse sur le questionnement introspectif. Elle n’a pas suivi la narration proposée par D. Gabaldon et les différents dilemmes qui tiraillent Jamie¸ mais a construit ses propres problématiques qu’elle soumet à la réflexion du téléspectateur au travers, d’une part, du stress post traumatique de Claire exprimé dans l’épisode 9 et, d’autre part, des relations conflictuelles entre Jamie et Dougal dans les épisodes 9 et 10. 

 

La première image de l’épisode 9 est un gros plan sur un sol boueux traversé par un camion militaire et le pas cadencé de soldats britanniques de la seconde guerre mondiale reconnaissables aux guêtres fixées sur leurs jambes. Progressivement¸ au travers d’un regard aux paupières tombantes ou qui clignent sans cesse¸ d’une Claire fatiguée et angoissée par les réminiscences du passé¸ se juxtaposent scènes du XXème siècle et scènes du XVIIIème siècle. Une allusion au Jour J nous indique que l’action contemporaine se situe vraisemblablement à l’automne 1944¸ soit quasiment deux cents ans avant Prestonpans. Le livre fait également état des souvenirs de Claire : « J'avais vu les champs de bataille d'Alsace-Lorraine, et les hectares de prairies transformés en cimetières boueux par l'enterrement des milliers de morts » (Chapitre 36). Un hiver rude s’annonce sur ces terres pendant la campagne de Lorraine qui permet aux Alliés occidentaux de s’enfoncer en territoire allemand.

 

Rien ne ressemble plus à une armée en guerre qu’une autre armée en guerre : dans la série¸ gestes et postures sont étrangement similaires entre 1944 et 1745¸ de l’apprentissage de la marche forcée aux vociférations du sergent instructeur¸ des emblèmes sur les uniformes¸ toujours fiers et prétentieux¸ à l’ordinaire alimentaire¸ souvent fade et frugal. Les soldats marchent encore par deux¸ Grant et Lucas en 1944¸ Rupert et Angus ou Ross et Kincaid en 1745. Claire a pratiquement le même âge à ces deux époques mais son visage de 1944 porte encore en lui une certaine candeur juvénile que l’on retrouve dans la spontanéité de sa gestuelle. Elle ironise avec les soldats américains sur leurs deux peuples « séparés par la même langue » (Episode 9) selon l’expression du dramaturge George Bernard Shaw¸ étrange formule qui peut s’appliquer aux Anglais et Ecossais de 1745. Une chose a changé et elle est essentielle :  elle n’est plus la jeune fille qui ne sait se définir autrement que comme étant de « partout et de nulle part »¸ le regard lointain à la recherche d’un point d’ancrage. Jamie…

Et Jamie est lภtoujours attentif aux moindres tressaillements inhabituels de Claire. Elle explique¸ il comprend ; le besoin de ne plus être inutile et seule ; la quête de sens et de sécurité. On comprend dès lors¸ que la série ait pu opter pour laisser à Claire l’initiative du dénouement de la rencontre avec Lord Grey. Elle sauve une vie¸ ce qu’elle n’avait pas réussi à faire¸ paralysée par la peur¸ lors d’une embuscade fatale avec les Allemands en 1944. Le lecteur peut trouver quelque peu factice la construction d’un stress post-traumatique si vite résolu. Mais ce qui compte, c’est l’intimité entre Claire et Jamie qui raconte quelque chose de nouveau et¸ en même temps¸ de si familier.

La deuxième problématique abordée par la série met cette fois-ci en avant Jamie et ses relations avec son oncle Dougal¸ dont le personnage apparait dans les épisodes 9 et 10¸ contrairement au chapitre 36 où le clan Mac Kenzie est absent.

 

Dans les livres ou la série, leurs relations se révèlent vite marquées sous le signe de la contradiction. L’oncle exerce une ascendance autoritaire et violente sur le neveu dont il respecte néanmoins le courage guerrier. Jamie obéit au chef et frère de sa mère mais se méfie de lui, cachant une dague sous son oreiller pendant ses nuits. Ainsi, au moment où Jamie est en charge de troupes écossaises à la demande du Bonnie Prince Charlie (Episodes 9 et 10), les relations entre les deux hommes ont déjà connu plusieurs moments de vive tension et de suspicion mutuelle : Dougal balaye ce contentieux comme un passé révolu lors des retrouvailles (Episode 9) devant un Jamie plus circonspect et une Claire tout aussi dubitative.

 

Car Jamie n’est plus le jeune homme obéissant et contraint. Ses relations avec Dougal ont largement évolué vers l’émancipation, au rythme de l’attachement qu’il a pour Claire, entre le garçon qu’il était et l’homme qu’il est devenu, solidaire de son épouse. En effet, il s’est affranchi de la tutelle morale de son oncle pour la première fois après l’épisode 9 de la première saison, lorsque la réconciliation avec Claire lui offre l’opportunité d’édicter son propre code moral, se libérant des traditions des hommes de son temps et de son clan. L’émancipation se poursuit lorsque Dougal est hiérarchiquement contraint de reconnaitre le commandement de Jamie au cours de ces deux épisodes de la deuxième saison : « Jusqu’ici¸ j’ai été compréhensif parce que je te respecte¸ en tant qu’oncle. Mais si tu veux te battre avec le clan Fraser tu devras respecter mes ordres sans discuter » (Episode 9). Sous le regard attentif de Claire, Jamie s’impose et Dougal s’incline.

 

Dans la saga littéraire, ce n’est qu’au chapitre suivant Prestonpans que Claire et Jamie retrouvent Dougal. Ils sont également ensemble au chapitre 43, prisonniers dans une église à Falkirk, puis à Culloden à l’ultime chapitre de la rébellion jacobite (chapitre 46).

 

Le choix scénaristique de lier Dougal et Jamie sur deux épisodes et de narrer leurs relations conflictuelles répond à deux exigences : la première est de faire ressortir la valeur exemplaire de Jamie en l’opposant au miroir narcissique de son oncle ; la seconde est d’accompagner le téléspectateur vers l’acceptation morale du dénouement fatal du chapitre 46 et du dernier épisode de la deuxième saison lorsque Jamie tue son oncle pour protéger Claire.

 

Vanité, cruauté, emportement intempestif, tempérament incontrôlable… Dougal est dans la perte totale du sens des réalités dans la série. Il est¸ dès le début de l’épisode 9¸ dans une tension corporelle intense¸ contrastant avec le calme affiché par Jamie. L’un pense à faire partie du conseil du Prince¸ l’autre à transformer au mieux des paysans en soldats. L’un parie sur la fougue rageuse du tempérament highlander pour triompher¸ l’autre connait l’importance de la discipline militaire. Dougal alterne les coups d’éclat glorieux, comme sa courageuse chevauchée vers les lignes ennemies pour tester la solidité du sol, et la violence gratuite, achevant les blessés anglais et tuant de sang-froid le lieutenant Jeremy Foster désarmé (rencontré Episode 5, première saison), dont les propos sur l’issue de la guerre ont eu le malheur de froisser un esprit fermé à toute contradiction (Episode 10). Dougal est l’antithèse de Jamie. Là où le neveu écoute, pense avec sagesse, agit avec droiture, cherche le bien commun, respecte l’honneur du vaincu, l’oncle montre un souci pathologique pour son apparence, méprise les conseils, prône la démesure, toise avec arrogance. Il est pris dans le vertige d’Icare, ivre de lui-même et désinhibé au point de brûler ses derniers halos de respectabilité.

Que dire de ce sublime huit-clos entre Claire et Dougal où ce dernier¸ sommé par son neveu d’obéir à son commandement¸ tente une ultime manœuvre auprès de celle qui a l’écoute de Jamie pour qu’elle interfère en sa faveur ? (Épisode 9). Quelle victoire plus éclatante pour Claire ainsi reconnue dans son influence désormais exclusive sur le garçon qu’elle a fait homme ! « Il est meilleur homme que moi » dit Dougal. « C’est on ne peut plus vrai » répond Claire dans un sourire de colère contenue envers celui qui n’a cessé de saper les fondations de son couple. Au passage¸ bel hommage à son mari… « Tirons les choses au clair Dougal Mac Kenzie. Si je pensais à toi¸ je pourrais bien alors te tenir rancune pour tout ce que tu m’as fait ». Mais Claire est magnanime : « Mais ce n’est pas le cas. Pourquoi ? A cause de ton mal¸ de ton incapacité à être altruiste. Parce que tu souffres de narcissisme ». On reconnaît là la grande valeur morale de Claire qui, non seulement sait se départir des émotions négatives, mais a cette aptitude à rechercher le trésor de sagesse qui est en chacun¸ et qu’elle a décelé en Jamie.

 

Et Jamie¸ si en phase avec Claire dans cette même exigence intérieure¸ dans cet état d’esprit généreux et altruiste¸ ressort grandi et vainqueur de sa confrontation avec son oncle. On admire son intelligence émotionnelle, ménageant les susceptibilités de son oncle, rachetant sa conduite grossière auprès du Bonnie Prince Charlie et des blessés anglais avec tact et ruse, on s’émeut de son souci de la vie humaine, y compris celle de son prince, on partage la sensibilité du chevalier réconforté dans le sein de sa dame.

Le scénario donne ainsi tout son sens à cette confidence de Jamie livrée à Claire vingt ans plus tard, révélant les propos de son oncle lors de son dernier souffle : « Fils de ma sœur ou pas, j’aurais mieux fait de te tuer ce jour-là sur la colline [lors du retour de Jamie en Ecosse]. Car je savais depuis le début, que ce serait toi ou moi » (Chapitre 35, T5, La croix de feu). Comment, dès lors, en vouloir à Jamie pour son geste envers un homme manipulateur et cynique dont l’indéniable courage guerrier ne peut totalement racheter l’absence de conscience, cette valeur morale qui fait tant la grandeur de Jamie ? Deux hommes¸ deux chefs¸ deux Ecosse. L’un peut-il s’affirmer tant que l’autre existe ? Difficilement certes¸ mais Jamie est connu pour sa capacité d’adaptation face aux turpitudes humaines. La série a démontré que l’issue était inéluctable¸ surtout si Dougal finit par franchir la ligne rouge : menacer Claire. Son épouse est son clan et passe avant tout.

 

 Chapitre 36 et épisode 10 se terminent tous deux sur l’inéluctabilité de la tragédie de Culloden :  « Et le choix était fait maintenant, et aucune puissance sur terre ne pouvait empêcher l'aube de venir » (Chapitre 36). Mais le livre laisse quelques notes d’espoir au travers de la promesse d’une maternité future. Même s’il est encore trop tôt pour que soit déjà Brianna à cet instant de l’histoire¸ on imagine l’enfant conçue dans des conditions similaires¸ dans la saleté¸ la fatigue et le désir libérateur : « Je suis tombée à côté de lui, avec à peine le temps de tirer les lourds plis de la cape sur nous avant que l'obscurité ne m'envahisse, et je me suis couchée sur la terre, lestée par la chaleur lourde de sa semence dans mon ventre. Nous avons dormi. »

Dans l’immédiat, son souci des Anglais blessés au détriment de ses propres soldats serait juste pathétique s’il n’était révoltant en cet instant où le sort de tant d’hommes et de femmes est suspendu aux agissements erratiques d’un prince si peu à la hauteur de l’Histoire. La série ridiculise un peu plus le personnage en le montrant exiger de Jamie qu’il endosse la posture maritale du « seigneur et maître » pour ordonner à Claire un traitement de faveur contraire à toutes les règles médicales sur le tri des blessés. La série capte alors le regard surpris et amusé de Jamie, invitant le téléspectateur à se faire le complice du soutien indéfectible d’un homme envers son épouse.

 

Le point culminant du chapitre et de la série est la bataille en elle-même mais sa représentation n’est pas identique¸ directe à l’écran¸ différée dans le livre. Racontée à Claire par Jamie au soir de la victoire¸ elle est montrée dans toute sa brutalité animale à l’écran avec une insistance sur les prouesses guerrières de Jamie (Episode 10). Les plans sur sa fougue en pleine course vers les lignes ennemies sont d’une beauté terrifiante¸ ils personnifient le courage du Highlander assumant son devoir avec d’autant plus de mérite qu’il connaît l’oracle funeste dont Claire se fait l’écho depuis les livres d’histoire du XXème siècle.