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NB : Les citations proviennent du livre en version originale. Leur traduction peut donc différer quelque peu de la traduction officielle française. 

 

 

Lorsque débutent le chapitre 26 et l’épisode 12¸ un cycle semble s’achever. Jamie a autrefois quitté ses terres dans l’épreuve pour y revenir aux côtés de Claire¸ celle qui symbolise le renouveau. Une nouvelle page s’écrit¸ entre l’angoisse d’un avenir incertain et le bonheur d’une union consolidée : « Quels que soient les problèmes que nous devions affronter - et je savais qu'il y en avait beaucoup - nous étions ensemble. Pour toujours. Et c'était suffisant » (Chapitre 26).

 

Du chapitre 26 aux premières pages du chapitre 33¸ de la terre retrouvée à la terre de nouveau abandonnée¸ Lallybroch est la terre des arrachements. Lieu de mémoire¸ lieu d’insouciance ou de souffrance¸ cette demeure familiale est le témoin silencieux d’un quatuor qui dialogue avec les souvenirs et mobilise le passé pour préparer l’avenir : Jamie¸ Claire¸ Ian et Jenny.

 

Le livre est le temps du recueillement et de l’introspection : que se passe-t-il quand il ne se passe rien ? pourrait-on se demander. Les pages denses et nourries de détails sur la vie d’un domaine¸ dont Jamie est le laird¸ sont une saisie de l’instant qui plonge le lecteur dans l’intimité familière de ces quatre personnages au travers d’un récit suspendu.

 

La série s’inscrit dans une démarche plus conflictuelle : Jamie poursuit sa mue¸ après celle du garçon en homme¸ et avant le parfait achèvement du proscrit en chef de guerre en deuxième saison¸ c’est au tour du fils héritier en laird, confronté au double charisme féminin de sa sœur et de sa femme.

 

Dans les deux supports, livresque et télévisuel, l’espace évocateur de mémoire que représente Lallybroch est propice au développement de thèmes profonds et sensibles.

 

Au travers du souvenir¸ sont mobilisés la transmission¸ la filiation¸ la mémoire¸ l’héritage et l’identité.

 

D’autres idées, plus ancrées dans la matérialité du monde, comme la gestion d’un domaine¸ les relations avec les locataires ou le danger anglais, sont également abordées.

 

Et la famille est le siège de passions fortes¸ parfois violentes¸ souvent inconscientes¸ toujours aimantes.

 

Tous ces thèmes ont le point commun de parler de fragilité, de finitude et d’enracinement.

 

 

Chapitres 26 à 32 Le chardon et le tartan et Episode 12 Saison 1 

 

Par Fany Alice 

Illustrations : Valérie Gay-Corajoud 

 

 

 

Lallybroch

ou le temps retrouvé

Ce qui se révèle immédiatement dès les premières pages et les premières scènes, ce sont les représentations de quatre personnages qui interagissent et évoluent dans leur rapport à soi et aux autres.

 

On a d’abord Jenny et Jamie¸ dont « les motifs de leur trame s’étaient distendus par l'absence et la suspicion, puis par le mariage » (Chapitre 27)¸ qui s’échangent en continu douleur et amour avant de s’apaiser dans le pardon fraternel.

 

Claire et Ian unis dans la même complicité du conjoint amené devant l’autel par un Fraser déterminé¸ partageant une tendre indulgence pour le tempérament excessif de cette attachante fratrie.

 

Jenny et Claire¸ deux femmes séparées par des enracinements contraires¸ celui de la terre pour l’une¸ celui de l’esprit pour l’autre¸ mais qui se retrouvent dans l’amour d’un même homme : « La sœur de Jamie, la femme de Jamie ; Jamie était le point central, non exprimé, autour duquel nos pensées tournaient » (Chapitre 27).

 

Jamie et Claire¸ dont ce n’est plus tant le désir mais le besoin l’un de l’autre qui s’exprime dans une succession de scènes romantiques ancrées dans la beauté tranquille des lieux. Ils sont en permanence « enveloppés dans le contentement » (chapitre 31). Ce n’est sans doute pas un hasard si aucune scène de sexe n’est décrite dans ces chapitres¸ pas davantage dans la série¸ contrastant avec le florilège savamment proposé par l’auteur depuis le mariage. L’alchimie des esprits succède à celle des corps et l’enrichit de serments de fidélité indéfectible qui annoncent la question centrale de toute la saga : jusqu’où sont-ils prêts à aller par amour l’un pour l’autre ? Dans les promesses d’éternité qu’ils s’offrent alors¸ les deux amants écrivent la trame émotionnelle dans laquelle s’inscriront pour toujours leurs actes et leurs choix.

 

Jenny et Ian, alternative au duo formé par Claire et Jamie, symbolisant un autre mariage solide, profond, amoureux mais prévisible, sage et protégé.

 

Enfin¸ Jamie et Ian, deux frères qui se sont choisis, ont grandi ensemble et conservent l’un pour l’autre une bonté qui les tire mutuellement vers le haut. L’amitié s’enracine dans le lien familial né du mariage avec Jenny. La descendance commune aux Murray et aux Fraser est une promesse de continuité dans cette parenté spirituelle dont Petit Ian¸ un jour¸ portera le nom et l’espoir.

Si ces quatre personnages sont sans cesse reliés les uns aux autres dans les deux supports¸ dans un sentiment d’appartenance qui consolide les fondations de leur histoire commune¸ c’est parce que le temps passé à Lallybroch représente une pause dans la narration qui suspend temporairement le cours de l’intrigue.

 

Mais si la trame narrative du livre est celle de la tranquille continuité du quotidien¸ celle de la série se construit sur le mode de la rupture itérative.

 

Les personnages ayant perdu de leur mobilité habituelle depuis l’arrivée à Lallybroch¸ ils sont disponibles pour le temps du recueillement et de la réflexion. Dans le livre¸ l’écriture illustre le temps suspendu dans la langueur des descriptions¸ l’observation¸ les détails. On donne du temps au temps¸ pour se comprendre¸ s’aimer¸ se reconnaitre¸ méditant sur le sens de la vie. Ces pages racontent l’anodin, le temps qui passe, l’ordinaire qui s’écoule dans une continuité de l’approche sensible et humble de chacun envers les trois autres. « La vie est courte. Les journées sont longues » écrivait Diderot.

 

Dès lors¸ afin de rendre compte de la résonnance des voix intimes des personnages¸ le livre noue une relation particulière avec le lecteur¸ tantôt invité à la connivence pour partager l’intériorité psychologique de chacun¸ tantôt mis en situation de distanciation.

 

Ainsi, les flâneries bucoliques, les rêveries romantiques comme les heures égrenées du quotidien ou les scènes de famille s’ouvrent sur une intériorité latente, presque dérobée, des personnages. Il en découle une grande pudeur dans les instants proposés, où le lecteur est invité à se faire complice puis à s’éclipser dans une décence feutrée laissant son imagination inventer la suite.

 

Comme Claire¸ témoin immédiat de la dispute entre le frère et la sœur à son arrivée à Lallybroch mais qui s’éloigne discrètement (chapitre 26).

 

Comme cette intimité amoureuse entre Claire et Jamie dont la connivence avec le lecteur s’arrête aux préliminaires¸ Jamie achevant chastement les pages du chapitre sur un suggestif « je recherche une meule à foin » qui n’en dit guère plus (chapitre 27).

 

Comme cette porte qui se referme sur Ian et Jenny emportés par les larmes des secrets révélés sur la culpabilité de Jenny dans son affrontement avec Randall (chapitre 29) : « Nous avons quitté la pièce en silence, les laissant ensemble devant le feu mourant » avoue Claire¸ entrainant le lecteur dans son sillage.

 

Ou cette fois où ce sont Ian et Jenny qui s’esquivent brusquement, transportés par le parallèle érotique des sensations féminines de la présence en soi d’un homme ou d’un bébé¸ avec l’injonction laconique « tu t’occupes du feu¸ Jamie » laissant présager un besoin d’intimité aussi long qu’impératif (Chapitre 30).

 

Si une particularité de ces sept longs chapitres réside dans l’absence d’inattendu¸ la série, en revanche, investit une tension dramatique sur des passages qui en sont dépourvus dans le livre: l’autorité de Jamie contredite par Claire à leur arrivée, la maltraitance du jeune Rabbie ou la collecte des taxes (et même au-delà dans l’épisode 13, avec l’arrivée de la Garde et l’annonce de la stérilité supposée de Claire).

La première scène de retrouvailles entre Jamie et Jenny est bien fracassante dans les deux supports¸ mais l’apurement progressif des malentendus restants est construit sur le mode de la confidence intime tout au long des chapitres tandis que l’animosité est palpable au sein de la fratrie dans l’épisode 12, se nourrissant du moindre sujet de discorde du quotidien, jusqu’à la réconciliation finale sur la tombe paternelle.

 

La série fonctionne donc par à-coups¸ charge émotionnellement les évènements pour que les révélations qui s’en échappent constituent des moments de ruptures et d’évolution des personnages. Jamie est sans cesse malmené et jugé.

 

Certes, Jenny est décrite dans le livre comme ayant un fort ascendant moral sur son frère, mais l’accent est mis sur une posture maternelle et protectrice, qui n’entache en rien l’autorité de Jamie à la tête du domaine qu’il assume sans équivoque : « Jamie était partout : dans le bureau avec les livres de comptes, dans les champs avec les locataires, dans l'écurie avec Ian, rattrapant le temps perdu » raconte Claire (Chapitre 28). La sœur est familière avec le frère mais respectueuse du laird. De même¸ Claire est douce et apaisante, complice de chaque instant au cours de ces chapitres, témoin admiratif de l’engagement de son époux pour le domaine, consciente de sa vocation naturelle de chef : « Tu es né pour cela, n'est-ce pas, Jamie ? » (Chapitre 30).

 

A l’inverse¸ dans l’épisode 12¸ Claire et Jenny rudoient¸ grondent¸ tancent Jamie. Le ton monte. Sa légitimité de laird est contrariée. Ses décisions sont remises en cause. La caméra s’attarde souvent sur le profil renfrogné de Jenny¸ tiraillée de pensées brûlantes¸ perplexe devant une belle-sœur anglaise qui ne sait tenir une maison et un frère qui semble toujours aussi peu empli de tempérance. Il faudra attendre la scène finale autour de la tombe paternelle pour que Jenny lance un « Bienvenue chez toi Laird Broch Tuarach » qui ne soit plus teinté de condescendance ironique. Jusque-lภdeux femmes au fort tempérament¸ qu’il aime et respecte¸ le placent devant une réalité qu’il fuit : il n’est pas à la hauteur de Brian Fraser.

En dépit de ces approches distinctes¸ la toile de fond commune aux deux supports demeure néanmoins la même : la mémoire familiale¸ autour de la figure emblématique du défunt père¸ et ce qui s’y agrège¸ à savoir la transmission¸ l’identité¸ la filiation¸ l’héritage. 

 

Elle est l’occasion pour Jamie et Jenny de se confronter aux souvenirs douloureux¸ aux questions suspendues¸ aux feux mal éteints afin d’espérer l’apaisement et le dépassement de soi. C’est donc au travers de ce temps vacant, temps d’attente¸ de couples qui bavardent et de domestiques qui s’affairent¸ que les souffrances affleurent derrière les mots, s’immiscent dans les échanges convenus, se révèlent dans les silences ou les regards. 

 

L’ensemble se cristallise au détour des lieux de mémoire¸ des peintures d’enfants immortalisés par la mère¸ des récits partagés en famille ou d’objets fortement connotés. 

 

Lallybroch s’impose ainsi dès les premières scènes de la série¸ architecturale et solide¸ devant Claire et Jamie à pied¸ descendus de cheval¸ submergés par la hauteur massive qui s’en dégage et les armoiries du clan Fraser. C’est la bâtisse du père¸ « sa sueur et son sang sont sur ces pierres » avoue fièrement Jamie à Claire au cours de l’épisode. 

 

D’autres lieux convoquent le passé¸ tels que l’arc à l’entrée de Lallybroch où Jamie fut enchainé et fouetté¸ le moulin où il nageait enfant¸ le cimetière familial et la tour Broch Tuarach. Certains objets sont chargés d’émotions : dans le livre¸ il s’agit du serpent Sawny¸ de la boîte renfermant les bijoux de famille, du collier de perles rapporté du château de Leoch ; dans la série¸ on se souvient du livre du père¸ de la place de ses bottes et de l’épée Viking du Xème siècle qui renferme la lignée mémorielle du clan. 

 

 

Le souvenir est omniprésent dans les deux supports¸ parfois sous forme de flashback dans la série lorsqu’il s’agit de se remémorer la bestialité de Randall. Le livre est éminemment plus prolixe¸ se délectant des détails cocasses de l’éveil amoureux de Jamie auprès des filles de Dougal ou des punitions paternelles.  

Dès lors¸ quelle est l’utilité fonctionnelle du souvenir à cet instant du récit sur la construction des personnages¸ et tout particulièrement sur Jamie¸ dans sa relation avec lui-même et avec sa sœur ou son épouse ?

 

En suspendant le récit dans le temps et l’espace¸ l’œuvre ne remplit pas seulement la fonction de découverte d’une réalité sociale, historique et culturelle que constitue la vie d’un laird et de ses proches dans l’Ecosse du XVIIIème siècle. Elle place Jamie en perspective pour investir l’instant présent et se projeter dans l’avenir.

 

Vis-à-vis de Claire¸ il s’agit pour Jamie de lui demander d’être la dépositaire de son histoire passée¸ de se l’approprier¸ parce que l’écoute bienveillante d’une femme aimée et aimante lui permet de cicatriser ses blessures et de s’envisager positivement malgré un avenir incertain. Le souvenir vient alors se loger dans un va-et-vient entre passé et présent¸ comme la traduction logique d’une mécanique à l’œuvre dans le passé qui expliquerait le présent.

 

Ainsi¸ le souvenir du grand frère William et du père rappelle la force d’un lien et d’une émotion dont Jamie revit l’intensité au présent pour celle qui est bien vivante à ses côtés¸ Claire : le passé rend explicite des choses jusque-là implicites.

 

C’est en pensant à William et au serpent sculpté¸ Sawny¸ que Jamie trouve les mots pour avouer son amour à Claire¸ « la raison principale » du mariage (Chapitre 27) ; c’est en pensant à son père que Jamie emporte Claire avec lui dans un narratif partagé¸ le passé renfermant les indices de l’inéluctabilité de son amour pour elle : à Claire qui se demande si Brian Fraser l’aurait aimée¸ Jamie conclut ainsi : « Il aurait pensé que j'avais enfin retrouvé un peu de bon sens. (…) Il t’aurait beaucoup aimée ». (Chapitre 29). Jamie relit sa propre histoire et lui donne un sens¸ entre construction et reconstruction.

 

Vis-à-vis de Jenny¸ le souvenir est douloureux mais il abrite une énergie cachée qui permet au frère et à la sœur d’accepter cette part d’eux-mêmes jusque-là refoulée. Ici¸ il génère une culpabilité partagée équitablement au sein de la fratrie que Jenny résume ainsi : « Et si ta vie est un échange convenable pour mon honneur, dis-moi pourquoi mon honneur n'est pas un échange convenable pour ta vie ? » (Chapitre 26). Tous deux ont une représentation figée de l’évènement passé, Jamie échouant dans son devoir de protection¸ Jenny déclenchant les représailles sadiques de Randall par ses moqueries sur son impuissance. Ils s’engagent alors dans une actualisation du souvenir qui en expurge l’élément douloureux pour n’en retenir que la part noble de ce qu’il dit de l’un et de l’autre : un incroyable sens du sacrifice porté par un amour fraternel infini.

 

Modifier le sens et l’agencement d’un souvenir¸ le transformer en événement moteur dans une réécriture qui soit une anticipation de l’expérience à venir offrant le cadeau précieux de la résilience, si indispensable à Wentworth¸ voilà bien le défi de la reconstruction créatrice du souvenir à ce moment de l’histoire.

 

Vis-à-vis de lui-même¸ Jamie convoque le souvenir autour de la figure fondatrice de sa personnalité : son père. Savoir d’où il vient pour comprendre qui il est. Les souvenirs d’enfance évoqués avec Claire¸ Jenny et Ian éclairent et consolident l’identité de Jamie¸ donnent à voir¸ comprendre¸ justifier sa projection dans le futur¸ ce qu’il a été et ce qu’il devient : un garçon vif et impétueux¸ désormais un homme courageux et responsable.

 

Dans le livre comme dans la série¸ Jamie est à la croisée des chemins¸ dans une structuration psychique à la recherche d’un idéal de conduite s’inspirant des principes paternels : tempérance¸ gestion de la frustration¸ réalisme. Et ce n’est pas un hasard si les souvenirs et la représentation du père affluent à Lallybroch. C’est le lieu de mémoire par excellence qui relie le passé à l’avenir au travers d’une représentation de soi et d’une construction dans la filiation.

La narration diffère néanmoins entre le livre et la série. Dans le premier¸ la dimension introspective domine autour d’une double convocation des souvenirs¸ ceux de l’enfance joyeuse et insouciante et ceux de la culpabilité dans la mort du père. Dans l’épisode 12¸ le parti pris est démonstratif au gré des confrontations entre Jamie et Jenny ou du récit révélé à Claire des circonstances de la mort de Brian Fraser à Fort William¸ récit qui figure chronologiquement plus tôt dans le livre¸ au temps de la réconciliation et du pardon de Claire pour la violence conjugale de Jamie.

 

Le temps de l’enfance n’est pas pour autant absent des représentations mentales de l’épisode mais il est convoqué de manière détournée au travers d’une peinture de Jamie émotionnellement en rupture avec son portrait des épisodes précédents. Des critiques ont fustigé cette représentation diminuée face au personnage de Claire inversement sublimé en femme forte et dominatrice. Les intentions scénaristiques semblent cependant plus subtiles et complexes : Jamie est dans une sorte de régression mentale qui a davantage à voir avec son défunt père qu’avec son épouse.

 

Car le retour à Lallybroch ramène l’espace et le temps sur le Jamie d’avant ses 19 ans¸ d’avant l’arrivée des soldats anglais et de Randall¸ quatre années en arrière. Jamie est un « idiot¸ pas plus malin qu’il y a quatre ans » déclare Jenny à l’issue de leurs retrouvailles conflictuelles. Ses frasques et intempérances¸ ses pertes de contrôle¸ son ivresse¸ son irritabilité ou ses décisions intempestives décrites dans l’épisode 12 sont un rappel du Jamie d’autrefois¸ du temps de l’insouciance et de la jeunesse débridée où il pouvait se permettre l’irresponsabilité parce que le père veillait¸ affectueux mais strict¸ pour calmer les ardeurs du fils et punir les excès. Dans cet épisode¸ Jamie se situe entre continuité et rupture¸ dans l’excès de l’enfant qu’il fut mais sans le père à ses côtés¸ passé et présent entrechoqués pour simuler l’avenir dans une recherche de fidélité aux enseignements paternels.

 

Claire se charge d’ailleurs de lui remémorer le cadre disciplinaire d’antan¸ un jour où elle le fait brutalement tomber du lit pour lui asséner des vérités dérangeantes. Mais Brian Fraser n’est plus là pour montrer le chemin¸ c’est à Jamie de le remplacer¸ de se sermonner de lui-même et d’agir en conséquence, en se réappropriant de manière créatrice l’héritage éthique et moral laissé par le père. Dans cet épisode¸ on comprend que Jamie n’est pas responsable de la mort de Brian Fraser à Fort William. Mais il tue symboliquement son père à Lallybroch.

Dans le livre¸ le souvenir du père se drape au premier abord d’une apparente insignifiance quant à son contenu. C’est un banal souvenir d’enfance empli des facéties d’un gamin turbulent¸ de la complicité de son ami Ian¸ et de l’exaspération croissante du père résolu à châtier cette jeunesse indomptable (Chapitre 29). Les rires et la tendresse fusent au rythme du récit reconstitué par chacun dans le salon commun¸ après le souper.

 

Qui mieux que Freud pour parler de ce qu’il nomme le « souvenir écran » et qu’il décrit comme un souvenir qui « doit sa valeur pour la mémoire non à son contenu propre, mais à la relation entre ce contenu et un autre contenu réprimé » (L’interprétation des rêves¸ 1899) ? On se remémore¸ on assemble les différences pièces du souvenir¸ on commente¸ amende et reconstitue mais l’essentiel reste enfoui. La banalité du récit s’interpose entre la facilité de penser au père et l’impossibilité de l’aborder sous sa dimension traumatique : moments de l’enfance insouciante délestés de la charge émotionnelle d’une mémoire coupable. Jusqu’à ce que l’écran se fissure : « Papa a toujours dit que tu le tuerais, Jamie » lâche Jenny. « La joie s’éteignit du visage de Jamie et il regarda ses grandes mains qui reposaient sur ses genoux. Oui dit-il tranquillement. - Eh bien, je l’ai fait, n’est-ce pas ? » (Chapitre 29). C’est par cette approche anodine de souvenirs sélectionnés pour leur légèreté que les vérités reflétant le véritable état psychologique des personnages finissent par se révéler. Le passé assure la continuité avec le présent et planifie l’avenir dans l’aveu puis le pardon partagé entre le frère et la sœur : « Ce n'était pas ta faute, et peut-être pas la mienne non plus » (Chapitre 29) peut conclure Jamie.

 

Livre ou série¸ l’impression générale est que la personnalité de Jamie et son rapport au monde sont clairement affermis à l’issue de cette étape dans le foyer familial : son amour inconditionnel pour sa femme¸ son sens du sacrifice entre conscience et devoir¸ son questionnement sur le bien et le mal¸ sur la moralité de ses choix. Et cela, à l’ombre tutélaire du père : « C'est étrange¸ quand il était vivant, je ne lui prêtais pas beaucoup d'attention. Mais une fois mort, les choses qu'il m'a dites ont beaucoup plus d'influence » avoue-t-il à Claire (Chapitre 29).

 

Cette phrase rappelle ce que Goethe écrit dans Faust : « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le si tu veux le posséder ». On dirait que Jamie a longtemps été dans une réception passive des commandements paternels avant de passer à l’étape supérieure¸ l’assimilation¸ acquise seulement par l’expérience et la maturité de ces dernières années.

 

Et pour parfaire ce sentiment d’achèvement¸ le souvenir de son ascendance autorise désormais Jamie à se projeter dans sa descendance en dépit de la stérilité supposée de Claire. Certes¸ la grossesse de Jenny aide à libérer les épanchements ; mais s’accorder le temps de se remémorer que l’on est le maillon d’une chaine¸ comprendre que l’on prend désormais la place du père pour faire fructifier l’héritage reçu¸ favorisent le désir d’engendrer à son tour.

La matrice de l’avenir s’installe bien aux côtés du passé dans ces longs chapitres. Plusieurs détails ou objets sont non seulement des éléments déclencheurs des pensées secrètes des personnages mais aussi des symboles renfermant le narratif des chapitres, voir des tomes, à venir : les bracelets de Murtagh¸ le sporran de Jamie dont Claire héritera à Wentworth¸ le serpent Sawny créé par un William et offert à un autre William vingt ans plus tard¸ l’allusion au sourire de Jamie dans son sommeil¸ que l’on retrouvera en Brianna¸ et bien sûr¸ l’expression « le sang de mon propre cœur » (Chapitre 29). Enfin¸ sans doute¸ la petite Faith a-t-elle était conçue au cours de cet automne propice aux amours épanouies.

 

Aux côtés de cette balade sensible et profonde dans le temps retrouvé, temps perdu de l’enfance cher à Marcel Proust où une simple évocation, un objet, un regard, un mot lâché ouvrent l’accès aux pensées enfouies, intimes et inavouées des personnages, se révèlent des réflexions plus politiques et sociétales sur les liens de subordination dans l’Ecosse de ce XVIIIème siècle.

 

Le règlement de la maltraitance de Rabbie est abordé de manière consensuelle dans le livre, Jenny et Claire étant complices des décisions de Jamie. Cet évènement, pas plus que la collecte des taxes, ne sont prétexte à alimenter le conflit latent entre Jamie et sa sœur contrairement à la tension dramatique insufflée dans la série. Au-delà de l’intérêt immédiat des relations frère/sœur que l’épisode 12 souligne, ces moments ont une autre fonction, plus politique. Ils posent la question de l’obéissance au laird et plus généralement¸ des fondements de l’édifice sur lequel repose l’allégeance d’un sujet envers son chef.

 

Ce thème s’affinera dans les saisons successives pour en révéler toute la complexité¸ dans l’ambivalente relation de Jamie avec le Bonnie Prince Charlie saison 2¸ dans sa libre autorité mais le corps dans les fers à Ardsmuir ou Helwater en saison 3¸ dans l’allégeance calculée au souverain britannique à partir de la saison 4 puis dans sa propre responsabilité de chef de Frasers’Ridge.

 

Le livre n’est pas exempt de questionnements sur le libre arbitre, la responsabilité et le pouvoir : « Le garçon est son propre fils, il peut faire ce qu'il veut. Et je ne suis pas Dieu ; seulement le laird, et c'est un peu plus bas » (Chapitre 30) explique Jamie à Claire alors qu’il vient d’user de violence pour contraindre le père à se séparer de son fils. Dans un monde séculier et patriarcal calqué sur l’ordre divin¸ comme l’est encore le XVIIIème siècle britannique¸ l’obéissance du sujet au chef et de l’enfant au père se recrée sur le modèle vertueux de l’obéissance du chrétien à Dieu. Ainsi sera-t-il concevable¸ pour un jacobite écossais¸ de désobéir au roi pour mieux obéir à Dieu¸ soutenir le catholique Prince Charlie et non le souverain protestant George II.

 

Mais petit à petit¸ au sein de l’Occident chrétien¸ s’ébauchent de nouvelles formes d’allégeance fondées sur le consentement et dont la Révolution américaine de 1 776 sera le point d’orgue. Le triptyque sujet/autorité/Dieu se défait progressivement tout en conservant le christianisme, dans son pouvoir spirituel mais non plus temporel, comme source légitime du droit naturel et imprescriptible de l’homme : liberté¸ propriété¸ sûreté et résistance à l’oppression. Quatre points cardinaux qui constituent les bases de la Constitution américaine des Pères Fondateurs américains : dès les années 1 740¸ Jamie est déjà américain dans son rapport aux hommes et au pouvoir.

 

Car il poursuit en ces termes : « La frontière entre la justice et la brutalité est très mince, Sassenach. J'espère seulement que je suis du bon côté de la ligne » (Chapitre 30). Jacobite aujourd'hui, loyaliste demain, rebelle américain le surlendemain... Ce ne sont pas les choix en eux-mêmes qui importent mais l’éthique qui les sous-tend afin que Jamie et Claire puissent toujours se reconnaître dans une morale partagée qui soude leurs esprits solidaires autant que l’amour fusionne leurs corps enlacés. A partir de ces pages et de cet épisode¸ le partenariat amoureux et spirituel se donne à vivre face à tous les aléas de l’Histoire.

 

Le rapport à l’Histoire est donc particulier dans la saga Outlander. Son tragique est une leçon permanente déclinée à trois niveaux : individuel, en étant le moteur du sentiment de continuité de soi affermi à chaque épreuve ; conjugal, en tant que révélateur de la force passionnelle qui unit Jamie à Claire et inversement dans leur désir de protection mutuelle ; sociétal, quand l’obéissance du sujet au chef incarné par Jamie se fonde sur l’exemplarité et non la barbarie ou la crainte.

 

Et le tragique est de retour dès les premières pages du chapitre 33 et se devine lorsque la Garde apparait¸ soupçonneuse et vénale¸ dans l’épisode 13. Le temps de l’errance et de l’angoisse reprend ses droits¸ renoue le fil qui s’était jusque-là brisé sur les hauteurs de Lallybroch. « Come what may » a-t-on déjà envie de murmurer tant Claire et Jamie sont désormais plus solides que jamais…

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